20-Mars : Qu'avons-nous fait de nos 60 ans d'Indépendance ?
Dimanche 20 mars 2016, la Tunisie fête son 60ème anniversaire de l’Indépendance. Depuis, la Tunisie a accompli plusieurs choses : l’émancipation de la femme, l’interdiction de la polygamie, la gratuité et l’obligation de l’éducation, le contrôle des naissances, l’accès aux services de santé publique, etc. Sur le plan politique, la révolution de 2011 a prouvé qu’il y a encore un long chemin à faire. Les plus grands défis aujourd’hui pour la Tunisie sont sécuritaires, économiques et sociaux. Mais quels bilans font ceux qui ont vécu l’indépendance et participé à l’édification du pays ?
C’est dans ce cadre que se sont tenues les Rencontres de Tunis jeudi 17 mars 2016 à l'hôtel Paris aux Berges du lac sur le thème "Qu'avons-nous fait de nos 60 ans d'indépendance ?", qui ont réuni Ahmed Ounaïes, Mansour Moalla, Raja Farhat et Wafa Makhlouf, venus pour raconter, chacun dans un domaine et selon sa propre perception des choses, la Tunisie indépendante et faire un bilan politique et stratégique, économique, culturel et sociétal des 60 ans d'indépendance. Mme Makhlouf s’est attelée, pour sa part, à faire une ouverture sur l'avenir.
Mais tout d’abord, que pensent les Tunisiens de l’indépendance ? C’est l’objet d’un sondage réalisé par Sigma Conseil à la demande de Konrad-Adenauer-Stiftung sur un échantillon de 1.002 citoyens du 12 au 14 mars 2016.
Il en ressort selon Hassen Zargouni, le DG de Sigma, que globalement 87% des Tunisiens sont fiers de leur pays contre 6% d’indifférents et 6% qui ne sont pas fiers. Trois raisons principales sont évoquées pour expliquer cette fierté : la liberté, la souveraineté de l’Etat et l’enseignement.
Concernant les principaux acquis, les sondés sont presque unanimes: avec 92% l’Armée nationale est considérée comme notre plus grand acquis, suivi de très près avec 83% par l’obligation et la gratuité de l’enseignement. 74% pensent que la République est un acquis. 66% évoquent comme acquis l’accès aux services de santé publique et la limitation et le contrôle des naissances. 64% parlent de l’émancipation de la femme alors que 58% de la couverture sociale. Enfin, 55% mentionnent l’interdiction de la polygamie.
Interrogés sur les principales personnalités qui ont contribué le plus à l’indépendance tunisienne, les participants ont répondu spontanément à hauteur de 77% Habib Bourguiba, 42% Farhat Hached, 15% Salah Ben Youssef, 15% Abdelaziz Thâalbi et 8% Mohamed Daghbagi.
Concernant la perception de l’indépendance de la Tunisie sur le plan politique, 16% pensent que le pays est totalement indépendant, 46% partiellement indépendant et 29% totalement dépendant.
En ce qui concerne la perception de l’indépendance sur le plan économique, seulement 8% pensent que la Tunisie est totalement indépendante, 54% partiellement indépendante et 34% totalement dépendante.
Interrogés sur les menaces qui pourraient guetter l’indépendance du pays, 72% des sondés répondent : le terrorisme, 23% la détérioration de la situation économique, 17% les conflits entre les partis politiques, 11% l’intervention étrangère et 6% la détérioration de la situation sociale.
Pour démarrer ce débat, Hassen Zargouni a rappelé qu’«il y a un héritage colossal et que nous en sommes dépositaires et héritiers avec responsabilité».

Des réformes fondamentales conduites par une hiérarchie porteuse d’un projet de société modernisateur
Appelé à présenter un bilan politique et stratégique, le diplomate et ancien ministre des Affaires étrangères, Ahmed Ounaïes, a estimé, dans son intervention, que les acquis de l’indépendance se mesurent d’abord à la pertinence des réformes fondamentales conduites par la hiérarchie de l’époque, porteuse d’un projet de société modernisateur, en soulignant que la société, bien qu’elle fût inégalement réceptive, était intimement tendue vers la modernité, elle comprenait la nécessité des réformes et les intériorisait.
Il a précisé que l’esprit critique, la vision à long terme, la rationalité et la valorisation de la science ont guidé la haute administration tunisienne. Avec la promulgation du Code du Statut Personnel, la dissolution des Habous publics et privés, l’unification de la Justice et l’absorption du Diwan dans la Justice civile, la Tunisie se donne un nouveau paradigme. Des institutions apparemment indestructibles, qui soudaient la société à la tradition religieuse séculaire, sont détachées de l’ordre religieux et rattachées à l’ordre civil.
La Tunisie indépendante tranche les questions d’ordre terrestre non par référence au dogme d’inspiration céleste, mais par l’exercice de l’intelligence - l’ijtihad. Sans être nié, l’ordre transcendantal est confiné à la métaphysique des fins qui renvoie à la foi, tandis que le droit positif occupe la place.
D’autres initiatives ont appelé, selon M. Ounaies, à la prohibition du voile et au contrôle des naissances et grâce à leur aboutissement, le visage et le corps féminins s’élèvent à la visibilité et à la normalité. La légalisation de l’avortement porte la réforme à son terme. L’abandon du voile, l’encouragement de la femme au travail, la mixité font évoluer la pensée et le comportement.
Autre point, la Tunisie indépendante a substitué le calcul astronomique à l’observation du croissant de lune pour la fixation du calendrier lunaire. Pour sa part, la campagne de renoncement au jeûne de Ramadan, justifiée par la nécessité de soutenir l’ardeur au travail et d’épargner à l’économie nationale la perte d’un mois aux normes de la productivité, n’a pas produit le même effet que les autres réformes. Ce premier échec a démontré que la société, loin d’être passive, donne la vraie mesure de l’admissibilité des réformes ; pour sa part, le pouvoir réalise qu’il ne peut pas tout, ce qui a valu la mise en sourdine de la légalisation du principe d’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme.
L’autre échec de la Tunisie indépendante est la fin brutale de la politique de collectivisation généralisée qui a surtout concerné l’agriculture et le commerce. Confusion, fuite en avant, dérobade ont marqué cet épisode aux conséquences lourdes.
Autre point, Ahmed Ounaïes a souligné que «dans le contexte de la décolonisation, la Tunisie s’est distinguée, dans ses rapports avec l’ancienne métropole coloniale, et avec l’occident en général, en cultivant un procès de connivence, parfois tourmenté mais foncièrement confiant, alors que, dans ses rapports avec le monde arabe, elle s’en tenait à une controverse, tempéré par la commune solidarité avec le peuple palestinien». Pour lui, un tel paradoxe renvoie à l’identité politique de la Tunisie indépendante, porteuse d’un projet d’avant-garde qui dépassait l’horizon arabe et la philosophie politique de ses dirigeants, en notant qu’alors que l’occident l’avait compris et respecté, les pays arabes, en revanche, avaient manqué l’intelligence de ce projet et se fourvoyaient dans des discours antagonistes affligeants.
M. Ounaïes estime qu’aujourd’hui encore, le bond en avant démocratique inhérent à ce projet de société tunisien n’est pas mieux compris par les dirigeants arabes.
Autre point abordé part le diplomate, la concentration du pouvoir, l’hégémonie du parti unique, l’arbitrage d’un seul pour les grandes questions de politique intérieure et extérieure étaient prévalues dans les régimes dans l’ensemble des pays au lendemain des indépendances du XXe siècle : les dirigeants aux commandes pouvant faire plus pour les réformes indispensables de la société qu’un régime d’assemblée.
«Mais quand l’arbitre faiblit, quand vient à manquer la vertu, que des militaires ou des dogmatiques s’approprient un tel type de régime, le risque est grand. Nous avons précisément enchaîné sur une telle catastrophe. Nous avons inscrit une page sombre de l’histoire de la Tunisie indépendante», rappelle-t-il, en soulignant que la société tunisienne en un bref orage, a pu balayer le despotisme, la corruption, l’hypocrisie et a fait barrage au retour rampant du dogmatisme.
Juste après l’indépendance, l’économie a été reléguée au second plan
Cofondateur de la Banque central de Tunisie, Mansour Moalla a, pour sa part, présenté le bilan économique de ces 60 ans d’indépendance. Pour lui, le bilan économique est mitigé.
Juste après l’indépendance, l’économie a été reléguée au second plan : la priorité était accordée à la construction de l’Etat, la mise en place d’une armée et l’écriture de la Constitution. Ainsi, les problèmes économiques ont été occulté jusqu’aux années 60.
A partir des années 60, l’Etat tunisien a engagé des réformes de structures et s’est lancé dans le projet de la coopératisation dans les domaines du commerce et agriculture. Une expérience qui a échoué. Pour M. Moalla, si feu Habib Bourguiba avait vivement soutenu cette initiative, c’était qu’il voulait que tous les Tunisiens soit heureux et travaillent ensemble. Dans les années 70, il a eu le mérite de s’excuser au pays.
Bien que la Tunisie ait perdu la partie dans les années 60, elle a quand même bâti des barrages et des routes. Le taux de croissance de l’époque était compris entre 3,5 et 4%. Avec ses 220.000 immigrés vers l’Europe de l’époque, il n’y a pas eu de problème grave, confie M. Moalla, mais il estime que c’était un ratage !
Les années 70 ont été plus fleurissantes avec un taux de croissance moyen de 9,5%. En effet, à son arrivée au gouvernement, feu Hédi Nouira avait décidé une série de mesures, dont la loi 72 et la création de l’Agence de la promotion de l’industrie (API).
D’ailleurs, en 1972 la Tunisie a réalisé une croissance record de 17% et pour la première fois après son indépendance une balance équilibrée, précise Mansour Moalla, en soulignant «quand on veut, on peut !». Il estime que les années 80 jusqu’au départ de Bourguiba ont été totalement médiocres. Pendant la dictature, il a noté que malgré le régime épouvantable, le taux de croissance n’était pas négligeable.
Après la révolution, Mansour Moalla a affirmé que les Tunisiens attendaient beaucoup mieux, mais la navigation à vue n’a pas permis une sortie de crise. Pour lui, les principaux problèmes du pays sont la gestion de l’investissement, le chômage et la dépendance vis-à-vis de l’extérieur (taux d’endettement qui représente aujourd’hui plus de 55% du PIB).
Selon lui, pour s’en sortir, le pays doit non seulement envisager des réformes structurelles audacieuses mais aussi mettre en place un plan quinquennal et une vision pour l’avenir économique du pays.
Nous n’étions rien et nous devions devenir tout !
Pour un bilan culturel et social, l’homme de culture Raja Farhat a rappelé : «Nous n’étions rien et nous devions devenir tout». Il a relevé que le mouvement de libération nationale a été conduit par une élite intellectuelle, la plus raffinée, la plus cultivée, la plus parisienne qui soit, issue des milieux populaires mais qui portaient en elle tous les principes de la révolution française des lumières : les représentants d’un modèle culturel français européen, mais qui n’a jamais rompu avec ses racines.
«L’élite tunisienne voyait grand et tunisien, ne récusant pas l’héritage culturel français : ils étaient les enfants de Montesquieu, Diderot, Auguste Compte mais si attaché à Ibn Khaldoun et Ibn Rochd, si attaché aux idées les plus réformatrices de la pensée religieuse musulmane, si attaché à restaurer l’influence de cette pensée musulmane occultée par des siècles de décadence et d’ignorance», explique-t-il.
Après l’indépendance, il y avait des palais et des espaces publiques de culture à occuper, note-t-il. La bibliothèque nationale, la maison du livre et des «manuscrits, ne pouvaient être que le socle incontournable de la culture du livre.
M. Farhat a rappelé dans ce contexte que 80 à 85% des Tunisiens étaient illettrés à cette époque et aux révisionnistes de l’histoire qui voudraient faire croire que l’Etat de l’indépendance, c’est-à-dire Bourguiba, était contre l’Islam, alors que c’est lui qui a systématiquement choisi d’étendre la connaissance de la langue arabe dans cette société, à travers l’une des plus grandes réussites de la Tunisie : l’enseignement et l’école du village.
La culture nationale va se construire grâce à un homme, Chedli Klibi. Il s’est employé à réaliser une culture sur le modèle français. Sous son égide, des centres régionaux de dramaturgie et 200 maisons de culture ont été bâties à son époque à travers le pays. La coopération culturelle américaine a équipé toutes les maisons de culture en appareil de projection cinématographique de 16 mm. Le Fonds de cinéma, qui a été créé à l’époque, a acheté des copies de bons films soviétiques pour les cinéclubs et les films classiques avec l’aide de la coopération française ainsi que les films égyptiens de Youssef Chahine et des autres grands cinéastes. Des militants associatifs ont étayé le réseau des cinéclubs, notamment dans les écoles. Après, le théâtre a proliféré, grâce à Bourguiba qui a appelé à investir l’espace théâtral par des troupes tunisiennes et la création de troupes régionales.
Par la suite, dans toutes les activités culturelles où se sont exprimés des messages de rébellion et de révolte, la dictature inique est arrivée. Ainsi, cette renaissance culturelle, voulue, désirée et financée, a peu à peu disparu et la censure a fait des ravages, ce qui a conduit à l’éclosion d’une culture souterraine et parallèle. La privatisation progressive de la culture a été la seconde étape pour contourner le ministère de la Culture et s’affranchir.
Le moment est venu pour réformer le système éducatif
La jeune députée Wafa Makhlouf a souligné, quant à elle, que tous les Tunisiens sont conscients des acquis de la révolution, notamment l’éduction qui a permis d’avoir un pays instruit. Pour elle, le moment est venu pour réformer le système éducatif, n’étant plus adapté aux nouvelles exigences mondiales. Pour elle, il faut avoir un pays d’entrepreneur et permettre aux jeunes de devenir créateurs de valeur et d’emploi. Elle estime également que les jeunes doivent voyager pour découvrir le monde. « Ils sont certes connectés, mais ils ne sont pas cultivés ou amateurs de culture ».
Le terrorisme est une menace puisque une jeunesse qui ne rêve pas est une proie facile pour l’extrémisme. «Aujourd’hui, je veux un pays qui croit en la jeunesse et lui donne sa chance, mais aussi qui croit au rôle de la femme à l’échelle nationale et internationale», a-t-elle souligné.
Pendant ces 60 ans, la Tunisie a accompli plusieurs acquis. Elle a raté le coche pour d’autres. Ce qui est sûr aujourd’hui, c’est que notre pays fait face à d’importants défis qu’il doit réussir pour son salut ! La clé de ses reformes est la jeunesse qui doit être « sauvée » par l’éducation et la culture, des griffes de l’obscurantisme et de l’extrémisme.
Imen NOUIRA