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La Convention de Budapest ou l’occasion de démonter le décret 54
28/08/2023 | 13:16
7 min
La Convention de Budapest ou l’occasion de démonter le décret 54


La semaine dernière, le président de la République, Kaïs Saïed, a sommé les ministres, ceux des Technologies de la communication, de la Justice et de l'Intérieur, de mettre un terme aux dérives sur les réseaux sociaux. Et par dérives, il entendait « menaces de mort, atteintes à l'honneur, diffusion de rumeurs, injures et diffamations ». Pour ce faire, Kaïs Saïed a exigé le recours à la Convention de Budapest – vieille de plus de 20 ans – et l’accélération du processus d’adhésion à ce cadre de coopération entre pays en matière de cybersécurité. Une mission qui pourrait aboutir à une revendication que les organisations des droits de l’Homme n’ont cessé de crier : l’amendement du liberticide décret 54.

La Convention de Budapest  

Également, connue sous le nom de Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité, la Convention de Budapest – signée en 2001 – est le tout premier traité international de lutte contre les crimes commis dans le cyberespace. Elle a été élaborée dans la continuité de plusieurs autres initiatives entreprises, dans ce même sens, par les Nations unies, et l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), entre autres.  

Cette convention compte aujourd’hui 68 États parties et 21 pays disposant de projets de lois ou de texte de lois sur la lutte contre la cybercriminalité ont été invités à y adhérer. La Tunisie fait partie de ces 21 pays. La question de son adhésion à la Convention de Budapest a été soulevée depuis dix ans alors que les travaux sur une loi sur la cyberciminalité commençaient. Elle n’a cependant pu devenir effective qu’après la publication du décret 54. Selon le site du Conseil de l’Europe « dès qu'un (projet de) loi est disponible, indiquant qu'un État a déjà mis en œuvre ou est susceptible de mettre en œuvre les dispositions de la Convention de Budapest dans son droit interne, le ministre des Affaires étrangères (ou un autre représentant autorisé) enverra une lettre au Secrétaire général du Conseil de l'Europe indiquant l'intérêt de son État à adhérer à la Convention de Budapest. Dès qu'il y aura un accord entre les parties actuelles à la Convention, l'État sera invité à y adhérer ».

En plus du projet ou texte de loi, un pays qui souhaite adhérer à la Convention de Budapest doit exprimer son intérêt et remplir certaines conditions : présenter le projet ou texte de loi sur la cybercriminalité dont il dispose, manifester sa prédisposition à installer un réseau 24/7 et formuler des réserves par rapport à l’application de certaines dispositions de ladite convention, si besoin est. La Tunisie n’a pas encore soumis son dossier. Celui-ci étant en cours de finalisation, il devrait être présenté, par le ministère des Affaires étrangères, au Conseil de l’Europe bientôt, a-t-on appris de sources dignes de foi. Ce dossier contiendra un exemplaire du décret 54, d’éventuelles réserves et les travaux sur le réseau 24/7 presque installé. Ce réseau doit être établi conformément à l'article 35 de la Convention de Budapest. Il s’agit d’un outil de coopération internationale accélérée en matière de cybercriminalité et de preuves électroniques. Sa mission consiste, entre autres, à fournir la partie le sollicitant des informations requises dans l’immédiat. 

Une fois ce dossier soumis, la commission en charge de son examen devra, notamment, étudier la conformité du texte de loi, en l’occurrence le décret 54, avec les dispositions de la Convention de Budapest dans le respect des droits de l’Homme et de l’État de droit. A défaut, des recommandations seront formulées pour harmonisation. En d’autres termes, si les dispositions du décret 54 ne correspondent pas aux exigences européennes, il nous sera retourné pour révisions et amendements jusqu’à obtention d’un texte de loi conforme. Une probabilité bien grande compte tenu des objections émises contre le décret 54 depuis sa publication par les organisations des droits de l’Homme nationales et internationales.  


La fin du décret liberticide ? 

Publié le 13 septembre 2022, le décret 54 est supposé lutter contre les infractions liées au système d'information et de communication. Or, à peine paraphé par le président de la République Kaïs Saïed, des poursuites judiciaires ont été engagées contre nombre de personnalités politiques et journalistes connus pour leur opposition au régime Saïed. Sous couvert de faire la chasse à la désinformation, aux fausses informations, et aux crimes commis dans le cyberespace – dans un pays où le président de la République s’adonne à des monologues sur Facebook et le gouvernement observe le silence sur la situation économique et financière du pays – le décret a vite basculé dans une tendance répressive devenant un outil de persécutions contre les médias et les opposants politiques en Tunisie. 

Tel qu’énoncé, le décret 54 a suscité préoccupations, inquiétudes et critiques. Aucune exception n’étant faite pour les médias bien que le secteur soit régi par des lois qui lui sont spécifiques. Le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) a, d’ailleurs, annoncé en avril 2023, une procédure internationale contre le décret 54 considérant que l’objectif – politique – de ce texte est de faire taire les journalistes. Plusieurs autres organisations, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, entre autres, ont appelé à son retrait pour les mêmes raisons. La LTDH avait, alors, déploré des restrictions à la liberté de la presse. L’Ordre des avocats et la Centrale syndicale ont, également, exprimé leur opposition appelant aussi au retrait du décret 54 estimant ce texte une menace contre toute opinion contraire au pouvoir en place.

A l’international, le décret 54 a provoqué la même vague d’indignation. Plusieurs ont critiqué, après analyse, ce texte de loi. En mars 2023, Access Now, une ONG qui suivait de près les travaux sur la loi contre la cybercriminalité en Tunisie – depuis l’adoption d’une première version en conseil des ministres en 2018 – a pointé du doigt l’impact de ce décret sur la liberté de la presse en Tunisie – dont la situation était déjà fragile avec 21 places perdues dans le classement de Reporters sans frontières – rappelant que les infractions mentionnées dans l’article 24 du décret 54 sont déjà pénalisées par le décret 115 sur la liberté de la presse.

Plus tard, en juillet, la Commission internationale des juristes a publié un rapport de vingt pages sur l’application du décret 54 intitulé : « Réduire au silence les voix libres ». La CIJ y affirme sa préoccupation face aux nombreuses poursuites alarmantes engagées en vertu du décret 54 et y rappelle que des rapporteurs spéciaux des Nations unies avaient émis des inquiétudes quant à la compatibilité du décret 54 avec la législation et les normes internationales en matière de droits de l'Homme ; le droit à la liberté d'expression, de la presse, de réunion pacifique et d'association, à la vie privée et à l'indépendance des avocats, le processus de rédaction ; sans consultation de la société civile, le moment de son adoption ; soit trois mois avant les législatives anticipées du 17 décembre 2022 et ce que cela implique comme risque pour le débat public, et le contexte de son adoption ; une tendance générale de restriction croissante des libertés fondamentales. 

Article 19 confirme, de son côté, la non-conformité de ce texte avec les normes internationales en matière de droits de l’Homme. L’organisation britannique avait indiqué en réaction : « Si certaines dispositions du décret-loi semblent avoir été tirées en partie de la Convention sur la cybercriminalité du Conseil de l’Europe (la Convention de Budapest), la plupart d’entre elles ne respectent pas les normes internationales relatives aux droits humains (et contreviennent aux protections des droits humains dans la Constitution tunisienne), ont un déficit de protections en matière de procédure régulière et ne respectent pas les principes de nécessité et proportionnalité ». 

 

Pour toutes ces raisons, le décret 54 risque de faire barrage à l’adhésion de la Tunisie à la Convention de Budapest. Un mal pour un bien dira-t-on car cela pourrait pousser les autorités tunisiennes à tailler le texte afin qu’il soit fidèle aux principes européens et normes internationales en matière de droits de l’Homme. En d’autres termes, si le président de la République compte sur cette adhésion pour faire taire les « mauvaises langues » ; celles qui dénoncent injustices et pénuries, il va, probablement, devoir dépouiller le vieil homme. 

 

Nadya Jennene 

28/08/2023 | 13:16
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