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Tribunes
Les deux Hichem Djaït
02/06/2021 | 19:23
6 min
Les deux Hichem Djaït

 

Par Hamadi Redissi*

 

Djaït vient de nous quitter. Je connais l’homme. Mais mieux, l’œuvre.

Il y a deux Djaït, le penseur et l’historien de métier. Le penseur fait dans la philosophie de l’histoire, un genre composite, un mélange de philosophie et d’histoire, la raison pour laquelle cet exercice est rejeté parfois avec mépris par les philosophes et les historiens. Les premiers s’en tiennent aux concepts (toujours en décalage par rapport aux faits) et les seconds aux faits (l’évènement est absolument singulier). Mais le genre est fécond. Il permet à l’historien de penser le fait historique, donner une touche philosophique à ses intuitions empiriques et hisser par la même des événements particuliers au niveau universel. D’où le succès du genre en général et de Hichem Djaït auprès des intellectuels arabes (mais un succès moindre que celui de Talbi, d’Arkoun et de Jabri, j’expliquerai plus bas pourquoi).

 

Djaït est philosophe de l’histoire dans La personnalité et le devenir arabo-islamique (1974), L'Europe et l'Islam (1978), La Crise de la culture islamique (2004) et Penser l'Histoire, penser la Religion (2021). Il s’agit donc d’un premier Djaït inscrit dans la durée. Dès son premier livre (1974), il cite Spengler Toynbee et abondamment Hegel dont les ouvrages notamment Leçons sur la philosophie de l’histoire et Philosophie de la religion sont repris et discutés dans Penser l'Histoire (2021), son dernier ouvrage (pas le plus réussi). L'Europe et l'Islam (1978) consacre les plus longs développements à ces trois auteurs (Hegel, Spengler et Toynbee).

Pourquoi ceux-là ? Je ne peux ici-même passer en revue les différentes philosophies de l’histoire, de Vico à Spengler et Toynbee. Mais c’est Hegel qui passe pour le plus grand philosophe de l’histoire, parce qu’il a comblé le hiatus qui sépare le concept du réel formulé dans cette phrase : le rationnel est réel et le réel est rationnel. Spengler et Toynbee prennent les civilisations pour matière empirique de cette philosophie de l’histoire. 

Dans Le déclin de l’Occident, Spengler dit que la culture arabe est « magique », tandis que la culture grecque est apollinienne (d’Apollon, Dieu de la beauté) et la culture moderne faustienne (de Faust, représentant l’audace). Tandis que Toynbee décrit l’aventure des grandes civilisations, qui naissent et meurent comme Ibn Khaldoun en a eu l’intuition. Elles se battent pour la survie dans ce qu’on appelle la Kulturkampf (la lutte culturelle).

Djaït est imbibé de cette littérature qui donne de la consistance culturelle aux notions d’Esprit absolu, d’être, de koïnè, de conscience malheureuse, de dialectique entre le fini et l’infini et de devenir : « La personnalité arabo-islamique est […] une identité historique et essentielle » (les italiques sont de l’auteur).

Dans L’Europe et l’islam, on retrouve le même vocabulaire de « la dynamique historique » de « sujets historiques vivants » ayant subi « brisures et métamorphoses » et non de cultures mortes. Il reformule  la question déjà posée par Chakib Arsalan : « Pourquoi l’Islam – ou la Chine –  a-t-il piétiné là où l’Europe est partie en flèche ? ».

Hegel le poursuit même dans le second genre (l’histoire en tant que métier). Par exemple en conclusion de La grande discorde (1989), on peut lire ceci : « Si la fondation de l’islam était la ‘révolution d’Orient’ pour reprendre Hegel, alors la Fitna fut une révolution dans la révolution ».

 

Sinon, le second Djaït est un historien professionnel. Il l’est dans Al-Kufa, Naissance de la ville islamique (1986), La grande discorde (1989) et la trilogie : La Vie de Muhammad, vol. I : Révélation et prophétie (2001), La Vie de Muhammad, vol. II : La Prédication prophétique à La Mecque (2008) et La Vie de Muhammad, t. III : Le parcours du Prophète à Médine et le triomphe de l'Islam (2012).

Là, il abandonne le lyrisme des belles intuitions intellectuelles pour s’imposer la rigueur méthodologique. Al-Kufa est une « archéologie de la ville » lit-on en quatrième de couverture.

Mais le livre en tant que tel ne se prévaut d’aucune méthode. Il n’a même pas d’introduction. Il entre immédiatement dans la description minutieuse de la première ville de l’islam (17 de l’Hégire), modèle des villes postérieures : la ville est circulaire, le centre de la ville est formé de quatre pièces, le Palais, la mosquée le maydan ou rahba (place publique) et le souk. Puis les khitat (la ceinture résidentielle) sont un grand cercle coupé en rectangles, attribué chacun à une tribu. 

La ville « arabe », tortueuse et désordonnée est une évolution postérieure. La grande discorde est une fresque, de la mort de Muhammad à la victoire de Muawiya.  La méthode : l’histoire « compréhensive » de manière « globale » c’est-à-dire en examinant un fait singulier de tous points de vue (économique, social, politique, psychologique). Le résultat est heureux.

 

La trilogie sur Muhammad pose d’autres problèmes. Une histoire du prophète (qui soit une histoire ni une apologie ni un dénigrement) est-elle possible ? Et que peut apporter un historien de nouveau à l’impossible Biographie (tant que les sources sont tardives, écrites et redondantes) ?  C’est vrai que les « trouvailles » de Djaït ne sont pas inédites. Elles ont été découvertes par les orientalistes (son nom Gothm et non Muhammad un nom d’emprunt, sa date de naissance, son pseudo-analphabétisme, son expulsion et non sa hijra de la Mecque…).  Et même la coupe chronologique est classique et déjà utilisée par Watt (Muhammad à la Mecque et Muhammad à Médine). Djaït apporte cependant un éclairage méthodologique. Il s’adosse à la sociologie religieuse de Weber et à l’anthropologie religieuse de Durkheim (Les Formes élémentaires de la vie religieuse). Ainsi, Muhammad est replacé dans le tissu des relations tribales, dans l’opposition sacré/profane et des classes « porteuses » de l’ethos prophétique. Ça se discute mais la trilogie est sobre.

 

Autant dire Djaït a fait œuvre. Mais alors comment expliquer que les anthologies sur les penseurs de l’islam (cinq à six en anglais et deux en français) ne le citent pas ? Parce qu’il faisait son métier d’historien. Il n’est ni imam « laïc » ni épistémologue. Il ne prétendait pas « réformer » l’islam, comme Talbi. Même Arkoun et Abed al-Jabri (pourtant se prévalant de l’« archéologie du savoir » foucaldienne) ont commis des « exégèses » coraniques.

Dans le monde arabe, y compris en Tunisie, on aime la pensée formelle qui schématise le réel (la triade Histoire, Société et Langage d’Arkoun ou l’Enonciatif,  le Gnostique et le Démonstratif de Jabri). Djaït est par trop subtil pour faire « école de pensée » ou « doctrine » religieuse.   Il appartient en tant que penseur à la Kulturpessimismus (la pensée du désespoir culturel) qu’il a su communiquer à ses lecteurs, mais sans tomber dans la démagogie qui l’éloignerait de son métier d’historien dans la pure tradition académique française.

Tout se qui se dit en dehors de ces deux dimensions de l’œuvre et de l’homme est de peu d’intérêt.

 

* Hamadi Redissi est universitaire, philosophe, islamologue et écrivain. Professeur de sciences politiques à l'université de Tunis, il est l'auteur de nombreux ouvrages et études sur le monde arabo-musulman.

02/06/2021 | 19:23
6 min
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Commentaires
Himar
Paix à son âme
a posté le 10-06-2021 à 20:48
M Redissi le dit à demi mot, car il ne l'ose pas
M. Djait n'est ni un grand scientifique ni une sommité internationale
C'est un prof normal, et maladivement prétentieux
Mais laissons le mec tranquille
Paix à son âme