
L’un des plus grands dossiers judiciaires de ces dernières années en Tunisie continue de secouer la scène politique et judiciaire. L’affaire du transfert des Tunisiens vers les zones de conflit, qui remonte aux années 2011-2013, est aujourd’hui au centre de multiples procédures judiciaires impliquant des personnalités politiques et sécuritaires de premier plan. Selon les sources judiciaires, quelque 820 personnes seraient concernées par cette affaire, dont plusieurs hauts responsables du mouvement Ennahdha, d’anciens cadres sécuritaires et des chefs d’associations caritatives, ainsi que l’ancien président Moncef Marzouki.
Dès la chute du régime de Ben Ali en 2011, la Tunisie a été confrontée à une montée en puissance des mouvements salafistes et djihadistes. Profitant du vide sécuritaire et du laxisme des autorités de transition, plusieurs réseaux auraient facilité le départ de milliers de jeunes vers la Syrie et l’Irak, via la Turquie, afin de rejoindre les rangs de Daech et d’autres organisations terroristes.
Selon les enquêtes en cours, près de 5.000 Tunisiens auraient ainsi quitté le pays pour combattre dans des zones de conflit et devenir des terroristes grâce à ces réseaux d’embrigadement. Le ministère de l’Intérieur, sous le gouvernement dirigé par Ennahdha, est accusé d’avoir laissé prospérer ces départs, voire de les avoir facilités. Une accusation que les responsables du parti islamiste rejettent en bloc, affirmant que les mesures de contrôle aux frontières avaient justement été renforcées sous leur mandat.
Des personnalités politiques dans le viseur
L’ancien ministre de l’Intérieur et vice-président d’Ennahdha, Ali Larayedh, est l’un des principaux accusés dans cette affaire. Détenu depuis deux ans, il est poursuivi pour des faits liés au recrutement et à l’envoi de combattants tunisiens en Syrie. Lors d’une récente audience, ses avocats ont dénoncé une cabale politique, affirmant que leur client faisait l’objet d’une instrumentalisation judiciaire visant à l’éliminer du paysage politique.
D’autres hautes personnalités de l’État figurent parmi les inculpés et sont en état de détention, notamment Abdelkarim Laâbidi, ancien responsable de la sécurité à l’aéroport Tunis-Carthage, Fethi Baldi, ancien responsable sécuritaire de la direction des frontières et des étrangers, Lazhar Loungou, ancien directeur général des services spéciaux au ministère de l’Intérieur, mais également ancien directeur central du renseignement.
Parmi les accusés poursuivis en liberté figurent également des hommes d’affaires, comme Mohamed Frikha, propriétaire de la compagnie aérienne Syphax Airlines. Certaines sources affirment que sa société aurait été impliquée dans le transport de combattants vers la Turquie, un point que ses avocats réfutent catégoriquement. À plusieurs reprises, avant qu’il ne soit arrêté dans une autre affaire (liée à des questions de blanchiment), M. Frikha a affirmé que sa compagnie aérienne n’avait pas les prérogatives, ni la possibilité, de vérifier les intentions de voyage et les projets de ses passagers. Elle n’a fait que transporter des personnes de la Tunisie vers la Turquie comme le fait n’importe quelle autre compagnie aérienne.
Plus récemment, l’ancien président de la République, Moncef Marzouki, a également été cité dans l’affaire. L’enquête s’élargit donc à des figures politiques de premier plan qui auraient, selon certaines sources, joué un rôle direct ou indirect dans la facilitation de ces départs.
Autre accusé de renom dans ce dossier, Seifeddine Raïs, ancien porte-parole du groupe terroriste Ansar Chariâa. Ce dernier, détenu lui aussi, affirme qu’il n’existe aucune preuve tangible le reliant aux accusations de terrorisme. Son avocate Ines Harrath rappelle qu’il avait été relaxé dans sept affaires similaires par le passé, toutes liées au terrorisme.
Il a fallu attendre Fatma Mseddi pour que l’instruction soit ouverte
Ce vaste dossier judiciaire a été déclenché en décembre 2021 par une plainte déposée par la députée Fatma Mseddi. Cette dernière affirme avoir remis aux autorités un dossier de plus de deux cents pages contenant des rapports sécuritaires et financiers, ainsi que des témoignages accablants. Elle a révélé que le dossier était divisé en quatre chapitres : les campagnes de prêche, la sécurité, le financement et les liens entre ces départs et certaines attaques terroristes ayant eu lieu en Tunisie.
Selon elle, plusieurs institutions, dont la Banque centrale, ont fourni des analyses détaillées sur le financement des associations impliquées dans ces opérations. Fatma Mseddi pointe notamment du doigt des dirigeants d’Ennahdha, dont Rached Ghannouchi et Ali Larayedh, les accusant de responsabilité politique dans l’embrigadement des jeunes, la protection d’un appareil sécuritaire parallèle et le financement de ces opérations.
Elle a également révélé que des responsables au sommet de l’État étaient impliqués, parlant même d’un « État dans l’État », où un réseau minutieusement organisé facilitait ces transferts. En septembre 2022, elle déclarait redouter pour sa sécurité à cause de la sensibilité du dossier. Elle a également évoqué le manque de soutien de la part de ses anciens collègues députés, qui avaient pourtant travaillé sur ce dossier au sein de la commission parlementaire chargée des investigations.
Des associations sous haute surveillance
Au-delà des responsables politiques et sécuritaires, l’affaire met également en cause plusieurs associations dites caritatives, accusées d’avoir financé les opérations de transfert sous couvert d’actions humanitaires. Parmi elles, l’association « Marhama pour les œuvres caritatives » figure en bonne place. Selon les investigations, cette organisation aurait reçu d’importants financements étrangers et entretenu des relations avec des agences de voyages impliquées dans l’acheminement des combattants.
Hanen Gaddes, porte-parole du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, a confirmé que les enquêtes avaient permis de dévoiler l’existence d’un véritable réseau structuré. « Plusieurs associations affichaient une activité sociale et caritative en apparence, mais finançaient en réalité les opérations de transfert dans ce qui était appelé la ‘’branche financière’’ », a-t-elle précisé.
Le juge d’instruction en charge de l’affaire a émis plusieurs mandats de dépôt à l’encontre des dirigeants et trésoriers de ces associations. Il est également avéré que l’État tunisien a décidé de geler les fonds et ressources économiques de Marhama pour une durée de six mois, renouvelable.
Refus catégorique du procès à distance
Les procédures judiciaires se poursuivent. La chambre criminelle spécialisée dans les affaires de terrorisme a récemment rejeté, le 24 janvier 2025, les demandes de libération de plusieurs accusés, dont Ali Larayedh et Seifeddine Raies.
Hier, mardi 11 mars 2025, elle a décidé de reporter l’examen de l’affaire au 25 mars, tout en rejetant à nouveau les requêtes de libération des détenus.
La séance a été houleuse à plus d’un titre à cause de la décision des autorités de tenir le procès à distance, ce qui a été considéré par les prévenus comme une atteinte à leurs droits fondamentaux d’avoir un procès public et équitable.
Ainsi, Ali Larayedh et Fathi Baldi, ont refusé d'être jugés à distance. En revanche, Abdelkarim Laâbidi, Seifeddine Raies, Noureddine Kandouz, Lotfi Hammami, Hichem Saadi et Sami Chaâl ont été présentés dans une salle de la prison pour leur procès à distance, mais ils ont exprimé leur refus de ce mode de jugement, exigeant une audience en présentiel afin de pouvoir entendre le juge et leurs avocats.
Abdelkarim Laâbidi a demandé, pour sa part, un aparté avec le juge car il aurait des informations confidentielles de haute importance à lui fournir.
Les avocats de trois accusés ont soumis des demandes de libération devant la chambre criminelle spécialisée dans les affaires de terrorisme du tribunal de première instance de Tunis. Toutefois, le ministère public a rejeté ces demandes, poussant la cour à reporter l'examen de l'affaire. Du coup, cette audience du 11 mars n’a pas permis de faire les révélations attendues par les observateurs et de connaitre la vérité sur ces réseaux d’embrigadement qui ont envoyé plus de 5.000 Tunisiens au casse-pipe.
Un dossier toujours en cours
Les prochaines semaines seront donc décisives pour l’évolution du dossier. La justice devra trancher sur la responsabilité des différentes parties impliquées et poursuivre les investigations sur les sources de financement des réseaux accusés.
Ce dossier, qui compte déjà plus de 820 inculpés, pourrait encore s’élargir à d’autres personnalités politiques et sécuritaires. En attendant, l’affaire du transfert des Tunisiens vers les zones de conflit reste une plaie ouverte dans l’histoire récente du pays, symbole d’une période où le chaos institutionnel a permis à des réseaux terroristes de prospérer au détriment de la stabilité en Tunisie, mais également en Syrie et en Irak. C’est à cause d’eux que la Tunisie a eu, pendant un certain temps, cette sale réputation de plus grand exportateur de terroristes.
Les Tunisiens, quant à eux, restent divisés sur la question. Certains réclament une justice implacable pour les responsables de ce fiasco sécuritaire, tandis que d’autres redoutent un procès politique servant à éliminer certains opposants. Une seule chose est sûre : le verdict de cette affaire pourrait avoir un impact considérable sur la scène politique et judiciaire du pays dans les mois à venir.
Maya Bouallégui
Rien que cela marque la fin d'une époque... bravo.
Stop au foutage de gueule
Soumettre où démettre tel est leur slogan
Et après la chute du dictateur Bachar el Assad, la situation en Syrie est loin de s'améliorer avec les massacres de ces derniers jours. Je plains sincèrement le peuple syrien qui ne cesse de tomber de Charybde en Scylla, avec des factions qui s'entretuent et des ingérences étrangères qui sont tout sauf bienveillantes à son égard.
Qu'ils aillent tous aller se faire *** ailleurs, notamment chez les bailleurs de fonds et facilitateurs de cette ignoble opération de mercenariat...