La Commission du règlement et des législations internes à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a voté à l’unanimité, le 6 mai 2020, pour un amendement de l’article 45 du règlement intérieur interdisant la transhumance politique ou « tourisme parlementaire », comme les Tunisiens se plaisent à l’appeler. « Si un député démissionne de son parti, de sa liste ou de sa coalition électorale, il perd automatiquement son siège au Parlement », indique le nouveau texte. Sont, toutefois, exemptés les élus indépendants ou faisant partie de coalitions parlementaires.
Cet amendement, si voté en plénière, mettrait fin à un phénomène qui, en Tunisie, a chamboulé, à maintes reprises, la balance politique et a prouvé que, quand il s’agit de l’intérêt du pauvre citoyen – qui un dimanche a trempé son doigt dans la fameuse encre indélébile pensant faire le bon choix ou du moins, le moins mauvais – nos élus peuvent rester hermétiques !
La transhumance – qui, dans le dictionnaire, signifie « déplacement saisonnier d'un troupeau des pâturages d’hivers vers les pâturages d’été pour se nourrir et se reproduire » – est une pratique ancrée dans la tradition de la jeune famille démocratique tunisienne de l’après Ben Ali.
Changer d’allégeance partisane, passer d’un camp à l’autre, ou former de nouveaux blocs parlementaires – par défection en groupe – si ce ne sont pas des partis politiques en bonne et due forme et sans passer par la case élection, datent, en effet, des temps de l’Assemblée nationale constituante (ANC), née des élections d’octobre 2011.
Tout a, d’ailleurs, commencé avec Nidaa Tounes, parti fondé en 2012 par feu Béji Caïd Essebsi, ancien président de la République. Le parti avait intégré l’ANC après avoir réussi à collecter le minimum requis de députés pour former un bloc parlementaire en séduisant des dissidents de chez al-Aridha, du Congrès pour la République (CPR), parti de l’ancien président de la République nommé Moncef Marzouki, ou encore du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), donnant ainsi le coup d’envoi à un mercato politique où chacun se démène, à sa façon, pour tirer les cartes gagnantes.
Mais comme dit l’adage, « le feu qui te brûlera est celui auquel tu te chauffes ». Le tourisme politique a donné naissance à un autre parti politique sous la deuxième législature : Tahya Tounes. Ce parti qui n’était à la base qu’une coalition parlementaire (Coalition nationale) – formée d’élus transfuges de Nidaa Tounes et de députés siphonnés à d’autres blocs parlementaires, Machrouû Tounes entre autres – occupe, actuellement, 24 sièges sur 217 au Parlement.
Le nomadisme politique n’est, cependant, pas propre à notre pays. Il est même très courant de l’autre côté de nos frontières, au nord comme au sud. Le Premier ministre britannique, Boris Johnson, en a, d’ailleurs, fait les frais en septembre 2019 en perdant sa précieuse majorité quand le député conservateur Phillip Lee a littéralement « traversé le parquet » de Westminster pour rejoindre le bloc europhile du Parti libéral-démocrate – représentant l’Opposition à la Cambre des communes – suite à un différend sur le Brexit.
Un rapport de l’Assemblée parlementaire de la francophonie (APF) sur le nomadisme ou transhumance politique post-électoral dans l’espace francophone affirme, même, que le nomadisme est « assez fréquent » au sein de certains parlements, notamment en Alberta, en Bulgarie, au Burkina Faso, au Burundi, au Canada, au Gabon, en Grèce, en Macédoine, en Moldavie, au Québec, en Roumanie, au Sénégal…
Quel que soit le pays ou le parti, les motifs demeurent, toutefois, les mêmes : désaccords idéologiques, divergences avec les leaders des partis, fragilité et manque de discipline au sein des partis politiques, opportunisme, quête du pouvoir…
Mais au vu des bouleversements politiques qui peuvent, des fois, accompagner la traversée d’un camp à un autre, certains parlements ont voté des lois ou proposé, des projets de lois encadrant le tourisme parlementaire.
La Bulgarie a voté, en juillet 2009, l’interdiction aux députés ayant quitté leur groupe parlementaire, ou en ayant été exclus, d’intégrer d’autres groupes parlementaire ou d’en constituer de nouveaux, selon le rapport de l’APF.
Le Bénin a aussi sauté le pas, il y a de ça des années. Le pays du coton a proscrit la transhumance politique en l’inscrivant dans la Charte des partis politiques en 2001.
Le Maroc, lui, a constitutionnalisé l’affaire mettant fin, en 2011, à tout imbroglio. L’Article 61 de la constitution du royaume stipule : « Tout membre de l'une des deux Chambres qui renonce à son appartenance politique au nom de laquelle il s'est porté candidat aux élections ou le groupe ou groupement parlementaire auquel il appartient, est déchu de son mandat ».
Pour ce qui est de la Tunisie, nous allons devoir attendre… Le vote de l’amendement de l’article 45 du règlement intérieur en commission a provoqué un tollé avant même son passage pour un vote en plénière. Les réactions hostiles se sont succédé dénonçant un texte anticonstitutionnel.
Le constitutionnaliste Amine Mahfoudh a, d’ailleurs, signalé que la version actuelle ne pouvait être votée en plénière car un député est directement élu par le peuple et non par les partis.
Intervenu dans l’émission Midi Show sur Mosaïque FM, Hatem Mliki, ancien député de Qalb Tounes, a, lui, affirmé que ce texte pousserait les élus à réorienter leurs allégeances vers les présidents des partis politiques au lieu du pays.
Voilà donc de quoi mettre nos députés entre le marteau et l’enclume !
Nadya Jennene
Il serait donc légitime, sinon logique, que le parti lésé veuille reprendre le siège occupé par un député qui aura attendu d'être élu pour fausser compagnie à ses petits camarades et manquer à sa parole donnée !
Si l'on ne sanctionne pas l'acte de félonie caractérisée du politicard indélicat, les conséquences sur la participation aux scrutins suivants ne pourront qu'être délétères et verront la défection des électeurs plus ou moins dégoûtés du cirque électoraliste !
Ce qui à n'en pas douter, favorisera la mobilisation des partis extrémistes dont les électeurs-soldats ne se feront pas prier eux, pour voter massivement en faveur de leurs champions enturbannés !
Maxula.
L'ARP, que la dite Constitution a fort opportunément oublié d'encadrer par une loi, ne peut pas détourner la vocation de son Règlement intérieur (l'organisation des modalités de fonctionnement interne de l'Assemblée) pour combler la lacune.
Elle a encore moins le pouvoir de s'adonner à une quelconque interprétation officielle __et ayant donc une force exécutoire__ ni de la Constitution ni de la loi électorale.
Si elle s'en donne, de fait et impunément le "droit", c'est parce qu'il n'y pas de contrôle de la constitutionnalité de ce Règlement.
Dans quelle mesure ce dont on n'est pas sûr de la légalité peut-il donc passer pour légalité sûre ?
La réponse est: dans la mesure du rapport des forces intra-parlementaires.
Mais un raisonnement sain comme le bon sens veulent qu'un mandat acquis aux conditions de la Constitution et de la loi électorale ne peut être perdu que dans des conditions prévues à ces mêmes textes __auxquels aucun règlement intérieur ne peut suppléer.
C'est mon opinion. Mais les juristes pourraient bien nous éclairer sur ce point !
S'ils daignent opiner, bien sûr.