Le nouveau président de la République s’appelle Kaïs Saïed
C’est après une campagne chaotique que le candidat au second tour, Kaïs Saïed, a reporté le suffrage et est devenu, par conséquent, le septième président de la République tunisienne. Son concurrent, Nabil Karoui, n’a pas pu faire campagne parce qu’il était emprisonné injustement, de l’aveu même de la cour de cassation.
Kaïs Saïed est désormais le président de la République tunisienne. L’homme austère, droit dans ses bottes accède ainsi à la magistrature suprême. Le bémol est qu’il a gagné cette course alors que son concurrent ne pouvait pas, pendant longtemps, courir en même temps que lui. Il est vrai que Kaïs Saïed avait décidé de ne pas faire campagne tant que son concurrent était en prison, mais au final cela ne change rien au résultat.
L’assistant universitaire en droit constitutionnel a réussi à incarner le candidat de l’antisystème, du changement radical et du renouvellement du pouvoir en Tunisie. Pour ses électeurs, Kaïs Saïed incarne la probité, l’honnêteté et la détermination dans l’application de la loi. Certes, ils sont conscients des limites de leur candidat et savent pertinemment qu’il ne pourra pas réaliser une grande partie de ses promesses électorales. Mais il se trouve qu’il bénéficie déjà d’un tel élan de sympathie que l’on suppose d’emblée qu’on ne va pas le laisser travailler. Le « on » symbolisant comme à chaque fois les lobbies, l’Etat profond, l’administration corrompue et autres prétextes.
Bien plus qu’un vote d’adhésion au projet ou au programme de Kaïs Saïed, ce dernier a pu gagner grâce aux voix de ceux qui ont voté contre Nabil Karoui. Plusieurs milliers de personnes ne pouvaient concevoir Nabil Karoui en tant que président de la République et il a fait l’objet d’une véritable cabale depuis le jour où il est apparu dans les sondages en position avancée. Entre harcèlement judiciaire, emprisonnement injuste et vagues de dénigrement orchestrées, notamment, par le gouvernement actuel, Nabil Karoui n’a pas pu accéder à la magistrature suprême.
Toutefois, Kaïs Saïed fait preuve d’une certaine fragilité. Il est dépourvu de toute épaisseur politique puisqu’il n’a jamais adhéré à aucun parti, ni travaillé auprès de la société civile, qui sont les passages obligés pour acquérir de l’expérience politique. Le fait de ne pas appartenir au monde de la politique et d’en être totalement éloigné a donné à Kaïs Saïed une certaine « virginité », dans le sens où il ne trempe pas dans les manœuvres politiciennes et ne se préoccupe que de l’intérêt supérieur de la nation. D’ailleurs, Kaïs Saïed a beaucoup utilisé cet aspect de son parcours durant sa campagne pour appuyer le trait marquant sa différence par rapport à ses concurrents.
Mais cette qualité supposée va certainement devenir une faiblesse de taille une fois Kaïs Saïed dans l’exercice du pouvoir. La période par laquelle passe la Tunisie est bien trop délicate, bien trop difficile, pour que le pays se permette le luxe d’un président de la République dépourvu d’expérience politique. Cette épaisseur politique est nécessaire aussi bien au niveau de la politique intérieure qu’au niveau de la politique extérieure. Il existe des craintes que les intérêts de la Tunisie ne soient pas défendus comme il se doit non pas mauvaise volonté, mais par ignorance. Idem au niveau intérieur où Ennahdha, parti gagnant des législatives et soutien de Kaïs Saïed, pourrait « cannibaliser » le nouveau président et établir un pouvoir sans conteste sur les trois présidences. Cette absence d’expérience politique pourrait éventuellement être contrebalancée par un choix judicieux de l’équipe qui va entourer le prochain président de la République à Carthage. Mais à part certaines rumeurs sur la possible présence de Naoufel Saïed, frère de Kaïs, au palais, il n’existe aucun indice sur la possible composition du cabinet présidentiel, qui aura un rôle crucial durant le mandat de Kaïs Saïed.
Par ailleurs, il reste la grande énigme du programme électoral de Kaïs Saïed. On peut supposer qu’il mettra une grande ardeur dans le but de réaliser ce qu’il a promis à ses électeurs. Mais ce programme, aussi ambitieux ou révolutionnaire puisse-t-il être, se base essentiellement sur des initiatives législatives qui seront ensuite soumises à l’accord de l’ARP, où Kaïs Saïed ne dispose d’aucun bloc parlementaire capable de porter son projet. S’il existe des blocs qui pourront adopter ses propositions législatives, ceux-là ne le feront pas gratuitement. Et puis, M. Saïed a déclaré auparavant que si ses initiatives législatives et ses tentatives de réforme ne passaient pas à l’assemblée, il « prendrait le peuple à témoin de ce qui se passe ». Concrètement, il est difficile de deviner la forme que pourrait prendre cette prise à témoin.
A l’issue du vote du 13 octobre 2019, il existe seulement deux certitudes. La première est que Kaïs Saïed est président de la République pour un mandat de 5 ans. La deuxième est que la Tunisie entame un nouveau virage démocratique bordé de pièges et de dangers liés à la situation économique et sociale. La classe politique issue des élections législatives et présidentielle de 2019, ne semble pas avoir les moyens de faire face à la ribambelle de problématiques en attente de résolution. Sans parler des probables couacs de coordination entre les deux têtes de l’exécutif d’abord, et le reste des pouvoirs ensuite. Mais cela n’enlève rien au fait que, démocratiquement, la Tunisie continue à donner des leçons aux pays voisins et à affermir la pratique démocratique dans les rouages de la vie politique.
Marouen Achouri