
Icône du barreau et voix libre du paysage médiatique tunisien, Sonia Dahmani est aujourd’hui la cible d’un acharnement judiciaire et carcéral sans précédent. Accumulant les condamnations et les poursuites, emprisonnée dans des conditions inhumaines, elle subit une machine répressive bien huilée. Retour sur un dossier déconcertant, entre violations du droit et déshumanisation systématique.
Sonia Dahmani n’est pas qu’une avocate. Elle est aussi chroniqueuse et militante engagée pour les libertés, connue pour ses interventions tranchantes sur IFM et Carthage+. Pendant la troïka, elle était déjà en première ligne contre les islamistes. Depuis le 25 juillet 2021, elle s’oppose à la dérive autoritaire de Kaïs Saïd, ce qui lui vaut aujourd’hui une répression délibérée.
Tout bascule en mai 2024. Lors d’une émission télévisée, elle ironise sur la situation du pays avec un simple "Heyla lebled" (il est magnifique le pays). Le 11 mai, elle est arrêtée dans les locaux de la Maison de l’avocat. Pour cette déclaration, elle est condamnée à un an de prison, réduits à huit mois en appel.
Mais cette première affaire n’est que le début d’une longue série de poursuites. Pendant sa détention, plusieurs autres dossiers sont ouverts contre elle, tous liés à ses interventions médiatiques prééxistantes ou à ses critiques publiques.
Une cascade de dossiers
Au total, cinq affaires sont ouvertes contre Sonia Dahmani. Toutes ont en commun le fait d’être fondées sur ses prises de parole dans les médias.
Affaire "Heyla lebled" : propos ironiques sur la situation du pays. Condamnée à un an de prison, réduits à huit mois en appel. Peine exécutée. Pourvoi en cassation déposé, pas encore audiencé.
Affaires des cimetières et des bus séparés : Il s’agit d’une seule affaire scindée en deux par le juge de la 35e chambre. Dans l’une des instructions, le juge a émis un mandat de dépôt, mais pas dans la seconde. À l’origine de ces « deux » affaires, des propos sur IFM et Carthage + sur l’existence, dans certaines régions, de cimetières et bus séparés selon la couleur de peau. Il s’agit bien des mêmes propos prononcés dans deux médias différents, mais pour le juge, il s’agit d’une affaire IFM et d’une affaire Carthage +.
Dans le premier dossier, celui d’IFM, Sonia Dahmani est condamnée en première instance à deux ans de prison le 17 octobre 2024, peine réduite à 18 mois en appel le 24 janvier 2025. Il s’agit de la peine qu’elle exécute depuis janvier 2025. Pourvoi en cassation toujours pendant, sans qu’aucune audience n’ait été fixée à ce jour.
Dans le second dossier, celui de Carthage +, elle a été présentée devant la justice le 16 juin, sans que ses avocats ni sa famille ne soient informés. Une deuxième audience a été fixée au 30 juin 2025.
Affaire de la direction générale des prisons : propos critiques sur les conditions de détention dans une émission radio. Poursuites engagées par la direction générale des prisons. Requalifiée en crime au prétexte que l’infraction est dirigée contre un agent de l’État. La Cour de cassation a jugé que le décret 54 ne s’applique pas à ces propos, mais la chambre d’accusation a ignoré cet arrêt. Audience maintenue au 24 juin. Les avocats ont beau crier au scandale et rappeler que la chambre d’accusation ne peut pas ignorer l’arrêt de la cour de cassation, mais le régime ne semble pas s’en émouvoir pour autant.
Plainte de Leïla Jaffel : pour avoir critiqué la ministre de la Justice à la radio en disant que mettre des gens en prison n’est pas un accomplissement. La ministre dépose une plainte et l’instruction est en cours. Risque de requalification en crime pour "atteinte à un agent de l’État".
Une dérive judiciaire assumée
L'“affaire des prisons” est emblématique d’une justice instrumentalisée. En février 2025, la 29e chambre de la Cour de cassation a clairement estimé que le décret 54 ne s’appliquait pas aux propos exprimés dans les médias traditionnels, tels que la radio et la télévision. Un arrêt limpide, en droit, qui aurait dû mettre un terme aux poursuites. Pourtant, la chambre d’accusation a fait fi de cette décision : elle a maintenu la qualification criminelle, réorienté le dossier vers la 4e chambre criminelle, et fixé une audience pour le 24 juin 2025. Selon Me Sami Ben Ghazi, cette affaire est la plus grave de toutes, car elle pourrait entraîner une peine allant jusqu'à dix ans de prison.
Mais cette violation du droit n'est pas un cas isolé. Dans un autre dossier, Sonia Dahmani est poursuivie pour des propos sur le racisme en Tunisie, alors qu'elle a déjà été jugée pour les mêmes faits. En effet, elle a été condamnée à 18 mois de prison pour une déclaration diffusée sur IFM, et la même déclaration, reprise sur Carthage+, fait aujourd’hui l’objet d’une nouvelle poursuite. Pour Me Ben Ghazi, cette situation est illégale : « Cette affaire a déjà fait l'objet d'un jugement en première instance et en appel. Elle ne peut, juridiquement, être jugée une seconde fois pour les mêmes faits. C'est une violation du principe de ne pas être poursuivi deux fois pour une même infraction. »
Deux entorses majeures au droit dans deux dossiers parallèles. Deux refus assumés d’appliquer les décisions définitives. Et un même objectif : maintenir Sonia Dahmani sous pression permanente, multiplier les comparutions, user sa résistance.
Des conditions de détention inhumaines
Depuis son incarcération, Sonia Dahmani vit une descente aux enfers. Ce qu’elle subit n’a plus rien à voir avec une détention ordinaire : c’est un engrenage d’humiliations, de violences psychologiques et de mises en danger délibérées. Chaque geste du quotidien lui est rendu pénible, chaque marque de dignité lui est refusée. Elle est fréquemment soumise à des fouilles corporelles intimes, sans respect des règles pénitentiaires, y compris des attouchements sur les parties génitales, sans paravent ni protection. Le 20 août 2024, elle est entièrement dénudée, forcée à se mettre à genoux, touchée, pénétrée. On lui impose de porter un sefsari, traditionnellement réservé aux femmes inculpées dans des affaires de mœurs, comme pour la salir symboliquement. Une fois prête à comparaître, elle est informée qu’il est « trop tard » pour la transporter. L’audience est annulée. Il ne s’agissait pas d’un transfert judiciaire. Il s’agissait d’un acte d’humiliation pure.
Mais un autre élément alarmant de sa détention porte un nom : Wahiba. Cette détenue, récemment promue cheffe de cellule, a été condamnée à treize ans de prison pour prostitution, traite d’êtres humains et exploitation d’une femme enceinte. Elle est décrite par la famille comme instable, violente, et sujette à des traitements psychiatriques lourds. L’administration l’a pourtant installée dans la cellule de Sonia. Chaque jour, Wahiba lui rend la vie impossible. Elle vole ses affaires, l’empêche de dormir, l’isole des autres détenues qui n’osent plus lui parler, de peur de subir le même sort. Elle multiplie les dénonciations mensongères : Sonia aurait un carnet caché pour espionner la prison, elle comploterait avec d’autres détenues. Tout est bon pour construire de nouveaux dossiers. L’administration laisse faire.
À bout, Sonia Dahmani finit par dire ce que personne n’aurait imaginé entendre d’une femme aussi forte : « Aidez-moi. Prévenez l’opinion. Portez plainte. J’ai peur pour mon intégrité physique. » Un cri désespéré. Un aveu de peur. Et une preuve implacable que sa vie est en danger. Sa sœur Ramla, elle aussi au bord de l’effondrement, raconte que Sonia souffre de crises de tension violentes et incontrôlables. Trois fois par jour, le personnel médical lui prend la tension. On lui dit qu’elle devrait être hospitalisée. Mais elle reste enfermée. Avec Wahiba.
Le plus glaçant, c’est que Sonia continue, malgré tout, à partager ses repas avec cette femme, faute de couffin personnel. Jusqu’au jour où, poussée à bout, elle prononce une simple prière : « Que Dieu se venge de quiconque partage son pain et son eau tout en lui faisant du mal. » Depuis ce moment, Wahiba refuse de manger avec elle. Comme un aveu silencieux de sa propre cruauté.
Ce n’est plus une sanction. Ce n’est plus même un abus. C’est une forme de torture quotidienne, maquillée en procédure. Et le silence des institutions face à cet acharnement fait de chacune d’elles une complice.
Le courage d’une femme, la honte d’un régime
Sonia Dahmani n’est pas une victime ordinaire. Elle est devenue, malgré elle, le symbole d’une justice dévoyée et d’un pouvoir qui ne supporte ni l’intelligence, ni le verbe libre, ni les femmes debout. Tout ce qu’elle subit n’a qu’un objectif : l’effacer du paysage public, la réduire au silence, lui faire payer sa popularité, sa lucidité, son insolence. Car Sonia dérange. Elle dénonce ce que beaucoup taisent. Elle refuse de plier. Elle parle là où d’autres se taisent, avec calme, précision et courage. Et cela, le régime ne le lui pardonne pas.
Mais ce que Kaïs Saïed et son appareil judiciaire ne semblent pas comprendre, c’est qu’en cherchant à la détruire, ils ont multiplié sa voix. Depuis sa cellule, Sonia Dahmani est plus entendue que jamais. Son visage s’affiche dans les barreaux du monde entier. Son nom est repris par les plus grandes ONG, ses mots relayés dans les tribunes internationales. Chaque humiliation qu’on lui inflige provoque une onde de solidarité. Chaque injustice renforce son aura. Ce n’est plus seulement l’avocate de Tunis qu’on soutient. C’est un combat pour la liberté, contre l’arbitraire, contre la cruauté du pouvoir.
Sonia Dahmani n’a jamais porté d’arme. Elle n’a jamais volé, blessé, ni trahi. Elle a seulement parlé. Elle a seulement exercé ce droit fondamental que tout État de droit est censé garantir : celui d’exprimer une opinion, de contester, de questionner. La réduire au silence revient à condamner toute la société au mutisme.
Aujourd’hui, elle est affaiblie, fragilisée, menacée. Mais elle est aussi plus grande que ceux qui l’enferment. Elle résiste. Debout. Et chaque jour qu’elle tient, malgré la torture, malgré la peur, est une gifle à ceux qui pensent que la prison peut faire taire une conscience.
L’histoire se souviendra du courage de Sonia Dahmani. Et elle se souviendra aussi de ceux qui l’ont persécutée.
« Chaque minute où elle tient est une leçon de courage. Et on ne nous fera pas taire », a écrit Ramla Dahmani. Une phrase qui résume tout l’état d’esprit de la prisonnière, de la famille et de tous ses soutiens parmi les ONG et les médias.
Nizar Bahloul