alexametrics
lundi 09 décembre 2024
Heure de Tunis : 11:44
Tribunes
Quand le corps social devient une machine disciplinaire
27/11/2024 | 18:06
5 min
Quand le corps social devient une machine disciplinaire

 

Par Ithar Elheni

 

Dans un climat des plus orwelliens, comme tout régime totalitaire qui se respecte, le « régime » actuel consacre une large part de son pouvoir à l’alimentation du mépris de l’autre, à la stigmatisation de tout ce qui diffère. S’il est une chose que ces trois dernières années ont accompli, c’est bien l’altération profonde du système de valeurs des Tunisiens : la banalisation de la haine et la normalisation d’une réjouissance morbide face au malheur d’autrui.

Contrairement à la mentalité adoptée par les Tunisiens après la révolution — où les politiciens au pouvoir étaient unanimement tenus pour responsables de tous les maux —, depuis le putsch de 2021, nous avons basculé à l’opposé du spectre. L’homme au pouvoir, quasi divinisé, est désormais exonéré de toute responsabilité dans la détérioration de la situation du peuple. Ce sont des ennemis imaginaires qui deviennent les cibles idéales : tout est complot, tout est conspiration. Selon cette narration, KS mènerait une guerre de libération contre des forces obscures et malveillantes. En réalité, il s’agit plutôt d’un combat acharné contre des moulins à vent.

Les paroles du président et de ses acolytes ont acquis un statut de vérité absolue. Quiconque ose s’y opposer est aussitôt étiqueté comme traître. Si notre « ami » KS décrète que « la guerre, c’est la paix ; la liberté, c’est l’esclavage ; l’ignorance, c’est la force » (1), alors ces affirmations deviendraient irréfutables, incontestables, presque sacrées. Les démonstrations logiques et les preuves tangibles peinent à ébranler M. Tout-le-Monde, désormais persuadé que tout discours divergent relève de la haute trahison ou du sabotage antipatriotique.

Ce discours martelé, articulé autour d’une prétendue guerre de libération et de théories conspirationnistes, a rétréci l’horizon intellectuel des Tunisiens. Ils semblent incapables de faire face à la réalité des problèmes qui les accablent quotidiennement. Ils ignorent ou déforment délibérément cette réalité. Prenons, par exemple, la récente vague de haine liée aux « bonnes mœurs ». Les Tunisiens se sont improvisés juges de la morale, s’érigeant en censeurs des comportements, critiquant l’éducation des uns et le vocabulaire des autres.

Soudain, une grande partie de la population s’est alarmée de la dégradation des valeurs familiales et du niveau culturel général, notamment chez les jeunes. Cependant, au lieu de remettre en question leur propre responsabilité dans l’éducation de leurs enfants, ou celle de l’État quant au système éducatif et à l’accès aux activités culturelles, un bouc émissaire a été désigné : les créateurs de contenu sur TikTok et Instagram.

Fidèle à ses pratiques populistes, le régime a trouvé une solution simpliste pour apaiser la colère populaire : emprisonner quelques « influenceurs ». Une réponse aussi dérisoire que récurrente. Si l’ignorance et l’inculture devaient être érigées en crimes, combien de personnes finiraient derrière les barreaux ? Et surtout, combien de pénitenciers faudrait-il construire pour accueillir cette marée humaine ?

Parmi les victimes de ce simulacre, une femme enceinte suivie par plus d’un million d’abonnés sur Instagram (alors que le réseau compte environ 3 millions d’utilisateurs tunisiens). Naïvement, nous aurions pu croire qu’une telle situation provoquerait un sursaut d’empathie. Pourtant, la vague de satisfaction générée par ces arrestations reste inébranlable. Il semble qu’on pourrait ajouter n’importe quel nom à la phrase « a été arrêté » et le pays tout entier s’emplirait d’une euphorie malsaine durant quelques jours. Comment ce régime a-t-il réussi à extirper la dernière once d’humanité des cœurs de tant de Tunisiens ?

Le plus alarmant dans le régime nazi, par exemple, ne réside pas seulement dans l’horreur des chambres à gaz, aussi traumatisantes soient-elles. Ce qui frappe davantage, c’est l’adhésion massive de millions d’Allemands, porteurs d’une haine dévastatrice et convaincus de la légitimité de ces atrocités. Cela témoigne de la puissance de la propagande, capable d’endoctriner tout un peuple. Il suffit de flatter les petits égos, de donner un semblant de sens à des vies désespérément vides, de faire croire que leur misère est un acte de militantisme. Ensuite, en leur serinant inlassablement l’idée à inculquer, matin, midi et soir, le processus est achevé : vous avez façonné un peuple conformiste, monolithique, soumis à une pensée unique.

« Les tyrans, pour se maintenir au pouvoir, s’appuient non sur la force mais sur l’ignorance » (2). Dans notre ère moderne, ce sont les médias, et par extension les réseaux sociaux, qui façonnent les esprits : ils peuvent nous éclairer comme ils peuvent nous maintenir dans les ténèbres de l’ignorance. Pour ériger un empire autoritaire, il devient donc primordial de contrôler les médias et de censurer les réseaux sociaux. En Tunisie, les périodes d’arrestations et de harcèlement des journalistes ont marqué un tournant critique : l’objectif était clair, faire taire toute voix dissidente ou potentiellement contestataire.

Les résultats sont là. Aujourd’hui, la quasi-totalité des médias est muselée. Partout, on parle de sujets anodins : les horoscopes, la pluie et le beau temps, les prétendues réussites du gouvernement. À peine ose-t-on effleurer des sujets sensibles, comme les pénuries de certains produits ou la hausse des prix. Le constat est accablant : le quatrième pouvoir ne joue plus son rôle de contrepoids.

Privés d’un espace médiatique libre, il ne nous reste que les réseaux sociaux pour recueillir quelques bribes d’information sur les dérives de l’État. Mais même ces espaces numériques sont désormais dans le viseur du ministère de la Justice. Pourtant, l’espoir persiste grâce à une poignée de résistants — ces centaines d’individus courageux — qui continuent de lutter, envers et contre tout, malgré la répression et les dangers omniprésents. Ce sont eux qui incarnent cette vérité intemporelle : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux » (2).

Cependant, une question demeure : cette minorité parviendra-t-elle à tisser un lien avec le peuple ? À le convaincre que la punition et la répression ne sont jamais des solutions durables, mais bien des aveux d’échec ? Que les paroles du gouvernement ne sont pas des vérités sacrées, qu’aucun sauveur infaillible n’existe, et que c’est le rôle du peuple de surveiller, de critiquer et de tenir son gouvernement responsable de ses actes ? Parviendraient-ils à les convaincre que « la liberté est bien si grande et si douce que, dès qu’elle est perdue, tous les maux s’en suivent » ? Ce peuple luttera-t-il de nouveau pour sa liberté, sa dignité et sa patrie ? Le Tunisien réussira-t-il à se débarrasser du rôle de bourreau, qu’il joue à l’égard de ses semblables, et à se réarmer des valeurs de l’entraide, l’empathie et l’allocentrisme ?

Autant ces questions se posent, autant des réponses s’imposent.

(1) 1984 - George Orwell
(2) Discours de la servitude volontaire - Étienne de La Boétie

27/11/2024 | 18:06
5 min
Suivez-nous
Commentaires
Très
Juste
a posté le 29-11-2024 à 21:19
En plus le style d'écriture est peu adorné, très plaisant, ce qui n'est pas souvent le cas sur BN.

J'aimerais beaucoup voir tous ces éditos en arabe sur les réseaux sociaux, surtout si c'est là que la bataille médiatique se joue!
Sarra
Tout est dit
a posté le 29-11-2024 à 10:36
Très jolie plume sur la forme!
Sur le fond, que des vérités, n'en déplaise aux fanatiques
Welles
Merci madame
a posté le 28-11-2024 à 09:59
Merci d'abord pour la fluidité de l'écriture et la rareté des adverbes qui encombrent la pensée claire et distincte , ensuite je dirais que vous avis mis le doigt sur le concept clef de l'esprit totalitaire(d'ailleurs peut-on parler ici d'esprit) qui est l'ignorance des peuples arabes et d'ailleurs car l'ignorance est fille de l'aveuglement et l'aveuglement est pire que la cécité(Hölderlin). Enfin merci à BN qui a publié cette tribune.
Gg
Bien vu!
a posté le 27-11-2024 à 18:45
Au sujet de "...l'adhésion massive de millions d'Allemands, porteurs d'une haine dévastatrice et convaincus de la légitimité de ces atrocités...", je me permets de vous suggérer de regarder 2 films extraordinairement éloquents: M.Klein, avec Alain Delon et The Reader (le lecteur) avec Kate Winslet.
Edifiant!
Les deux sont disponibles sur Netflix et Arte replay.