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Tribunes
L’enfermement, au-delà des murs
17/03/2025 | 19:40
3 min
L’enfermement, au-delà des murs

 

Par Ramla Dahmani Accent*

 

Aujourd’hui, Sonia a expliqué à Mehdi et papa qu’ici, tout réconfort est un crime. On ne lui refuse pas seulement la liberté, non. Ce serait presque trop simple. Non, on lui retire chaque chose qui pourrait adoucir l’enfermement, chaque fragment d’humanité, chaque maigre consolation qui pourrait lui faire croire, l’espace d’un instant, qu’elle est encore vivante. Derrière les murs de cette prison, tout est calculé pour broyer. Tout ce qui pourrait atténuer ne serait-ce qu’un instant la douleur de ces femmes est systématiquement supprimé.

Des lettres confisquées, un lien brisé

Les lettres, par exemple, elles sont là, quelque part, on le sait. On sait qu’on lui en a envoyé des centaines, on sait qu’elles dorment dans un tiroir ou qu’elles ont été déchirées, brûlées, cachées. Sonia le sait aussi. Alors elle est allée les réclamer à la direction. Elle sait qu’il y en a des centaines. Mais on lui a répondu qu’il n’y en avait qu’une vingtaine. Très bien. Alors qu’on les lui donne. Non.

Non. Comme pour tout. Non à tout ce qui pourrait lui rappeler qu’elle n’est pas seule. Non aux mots de ceux qui l’aiment et qui tentent, malgré les murs, malgré la censure, de lui tendre la main. Non à tout ce qui pourrait lui rappeler qu’elle compte encore pour des gens, que son nom n’est pas en train de s’effacer. Rien ne doit l’apaiser, rien ne doit la raccrocher à la vie. Elle n’a pas le droit de sentir cette vague de soutien qui, dehors, ne faiblit pas.

La souffrance comme stratégie

Les soins aussi, on les lui refuse. Pas directement. Non, ça se fait plus subtilement. On attend. Depuis un mois elle a une angine, on la laisse attendre et avoir mal. Jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus mâcher, parler, avaler. Jusqu’à ce que la douleur lui broie les dents, lui martèle l’oreille, lui vrille le crâne. Et quand elle n’arrive plus à ouvrir la bouche ni pour manger ni pour parler, une fois que la douleur a bien tout rongé, alors, et seulement alors, ils daignent l’envoyer voir un médecin. Parce qu’ici, la souffrance n’est pas une conséquence. C’est une stratégie.

Le quotidien vidé de tout

Dans cette prison, même le sucre est interdit. Comme si un biscuit pouvait menacer la sécurité nationale. L’atelier de pâtisserie a été fermé pour Ramadan. Pourquoi ? Parce qu’il faut les écraser jusqu’au bout. Comme si elles n’avaient même plus droit au plaisir d’un dessert volé à l’ennui et à la tristesse. On coupe tout. On réduit tout. Jusqu’aux rares échappatoires.

Ils ont coupé la télé aussi, quasiment toutes les chaînes. Sonia s’en fiche un peu, elle regarde sans vraiment regarder quand elle n’a plus de livres, mais pour les autres femmes, c’est tout ce qui reste. Les feuilletons, les histoires d’ailleurs, une échappatoire à la routine écrasante des journées identiques. Mais non. Ça aussi, c’est trop. Alors on coupe. Tous les jours. Une heure, deux heures, parfois toute la journée. Ramadan, l’ennui, la faim. Rien pour détourner l’attention. Rien pour relâcher la pression. Juste la prison, nue et brutale. Et quand la télé s’éteint, la tension monte, les disputes commencent. Pas de radio, pas de journaux, pas de lettres, pas de musique. Juste six femmes enfermées dans 20m², en silence.

Jusqu’où peuvent-ils aller ?

Et la nourriture. Toujours la même. Ce soir encore, Sonia mangera ce qu’on lui a apporté ce matin. Froid. Insipide. Sans saveur. Assise sur son lit, son assiette en plastique sur les genoux, juste pour couper la faim, pas par plaisir.

Ils arrachent tout. Chaque petit rien qui pourrait faire tenir. Ils scient les dernières branches, coupent les dernières cordes, et ils regardent. Jusqu’où peut-on priver un être humain avant qu’il n’ait plus envie de vivre ? Jusqu’où peut-on le pousser avant qu’il ne trouve la mort plus douce que ce quotidien vidé de tout ?

Jusqu’où veulent-ils aller ? Quel est leur but exact ? Veulent-ils les pousser jusqu’au point où elles n’auront plus envie de se lever le matin, plus envie de lutter, plus envie de respirer ?

Aujourd’hui, c’était Mehdi et papa qui sont repartis avec cette image. Sonia, qui tient encore. Mais jusqu’à quand ?

 

 

  • Ramla Dahmani Accent est la sœur de la prisonnière politique Sonia Dahmani, en détention depuis le 11 mai 2024
  • Les intertitres sont de la rédaction

 

17/03/2025 | 19:40
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