
Par Mohamed Salah Ben Ammar*
Le film brésilien « Je suis toujours là »met en lumière le destin tragique de Rubens Beyrodt Paiva, un ingénieur et homme politique qui s’est opposé à la dictature militaire instaurée au Brésil en 1964. Arrêté pour ses activités jugées subversives, il a été torturé et assassiné, son corps n’ayant jamais été retrouvé. Une scène marquante du film illustre un dilemme universel : un employé murmure à Eunice, l’épouse de Paiva, qu’il désapprouve les agissements du régime, bien qu’il y participe.
Ce moment souligne le conflit entre l’obéissance aux ordres et la conscience individuelle, un débat récurrent dans l’histoire.
L’obéissance aux ordres exonère-t-elle de toute responsabilité ?
L’argument « nous ne faisions qu’obéir » a souvent été invoqué, notamment lors des procès pour crimes d’État.
Aujourd’hui encore, deux situations se présentent. Si des lois répressives injustes sont instaurées par un régime autoritaire, un fonctionnaire doit-il exécuter aveuglément un ordre injuste ? Torturer un opposant ou s’acharner à martyriser un prisonnier, par exemple ? Un juge doit-il appliquer aveuglément une loi liberticide, quand bien même elle serait inscrite dans le code pénal ? Si le pouvoir impose des décisions illégales, un fonctionnaire doit-il les exécuter en violation des lois en vigueur ?
L’idée que suivre une loi exonère de toute responsabilité morale a été maintes fois remise en cause. C’est une banalité qu’il faut tout de même rappeler. Nous sommes tous conscients que si la loi est censée garantir la justice, elle peut aussi se transformer en un instrument de répression dans un régime autoritaire.
Hannah Arendt et la banalité du mal
Hannah Arendt explore précisément cette question dans ses travaux sur la responsabilité morale et la banalité du mal. Dans Eichmann à Jérusalem, elle montre comment Adolf Eichmann, un haut fonctionnaire nazi, justifiait ses actes en affirmant qu’il ne faisait qu’obéir aux lois en vigueur. Arendt souligne que se cacher derrière l’obéissance légale ne dispense pas de la responsabilité morale. Elle critique la soumission aveugle aux lois lorsqu’elles servent un régime oppressif. Pour elle, le fait qu’une règle soit légalement établie ne signifie pas qu’elle soit juste. Elle insiste sur la nécessité d’un jugement moral autonome : même sous un régime autoritaire, les individus restent responsables de leurs actes, surtout lorsqu’ils contribuent à des injustices flagrantes.
L’obéissance à la loi ne suffit pas pour justifier une action : il faut exercer son propre jugement moral. Exécuter un ordre injuste ne suffit pas à absoudre un fonctionnaire de sa responsabilité éthique. Obéir aveuglément, sans se soucier de la légalité ou de la justice de l’ordre reçu, est une forme de lâcheté, sinon d’opportunisme. Pire encore, ceux qui acceptent de tels compromis auront à répondre de leurs actes devant la justice, tôt ou tard.
Dans les États autoritaires, magistrats et fonctionnaires sont souvent confrontés à des lois ou des ordres moralement contestables, une situation qui est source d’un déchirement insupportable pour ceux qui se trouvent pris entre l’enclume et le marteau.
Quand la désobéissance devient un devoir moral
Sous l’apartheid en Afrique du Sud, des juges ont appliqué des lois racistes privant les Noirs de leurs droits fondamentaux. Certains ont justifié leur inaction par la légalité du système, tandis que d’autres ont refusé de cautionner ces décisions et ont démissionné.
En Tunisie, Habib Bourguiba se permettait d’intervenir directement dans le système judiciaire, donnant son avis en public et dictant parfois des condamnations. Pourtant, certains juges ont résisté. Le président M. Zargouni, par exemple, a refusé d’exécuter un ordre présidentiel exigeant une condamnation à mort. Ce refus lui a valu le respect de ses pairs, mais aussi de Bourguiba.
Cette volonté de préserver un minimum d’indépendance judiciaire est une aspiration toujours présente aujourd’hui dans la magistrature tunisienne. Elle est parfaitement perceptible. L’histoire est jalonnée de figures ayant choisi de désobéir à des ordres injustes.
Sophie Scholl, résistante allemande, a été exécutée pour avoir dénoncé les crimes nazis. Durant la guerre d’Algérie, certains militaires français ont refusé de pratiquer la torture, malgré la pression de leur hiérarchie.
L'éthique au-delà de la légalité
L’histoire et la philosophie du droit s’accordent sur un point : la justice ne repose pas uniquement sur la légalité, mais aussi sur des principes fondamentaux d’humanité et d’éthique.
Chaque individu doit savoir reconnaître les moments où la loi devient un instrument d’injustice et avoir le courage de s’y opposer.
Si l’obéissance aveugle ou encore le zèle à exécuter des ordres abjects peuvent mener aux pires dérives, juger trop sévèrement ceux qui n’ont pas eu le courage de résister pose aussi une question éthique. La peur des représailles, le conditionnement social et la pression de l’autorité sont autant de freins à la résistance.
Un fonctionnaire a une famille à nourrir, une situation à préserver, une carrière à mener. Il est facile de porter un jugement tranché sur autrui, mais risquer de se retrouver muté au milieu de l’année scolaire loin de sa famille nécessite un certain courage qu’on ne peut pas exiger de tous.
Créer un environnement propice à la résistance
Il est facile d’exiger des autres de l’héroïsme. Alors, plutôt que de blâmer, il serait plus pertinent de travailler et d’encourager une prise de conscience collective et de créer un environnement où la désobéissance face à l’injustice est possible.
Toutes les formes de résistance, qu’elles soient visibles ou discrètes, contribuent au progrès. La simple phrase chuchotée à l’oreille d’Eunice Paiva par un agent l’a marquée et lui a apporté un réconfort.
Cultiver un esprit critique et promouvoir une éthique de la résistance sont les meilleurs moyens d’empêcher que les erreurs du passé ne se reproduisent.
* Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD - MBA

