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Affaire des nourrissons décédés : dix ans de prison, une justice expéditive, et des boucs émissaires désignés
07/04/2025 | 11:59
4 min
Affaire des nourrissons décédés : dix ans de prison, une justice expéditive, et des boucs émissaires désignés

 

La Cour d’appel de Tunis a confirmé, le 5 avril 2025, la condamnation à dix ans de prison de la directrice du service de néonatologie et du pharmacien Raouf Jamai dans l’affaire des quatorze nourrissons morts en mars 2019. Si la justice a tranché, la colère gronde dans le corps médical et les accusations de déni d’expertise, de procès à charge et de sacrifice de boucs émissaires se multiplient. Retour sur une tragédie devenue affaire d’État.

 

Entre le 4 et le 15 mars 2019, quatorze nourrissons sont morts au centre de maternité et de néonatologie de la Rabta. Un drame terrible, d’abord entouré d’émotion, puis d’indignation, qui deviendra bientôt l’une des plus longues affaires judiciaires du secteur de la santé tunisien. L’origine de la catastrophe : une infection nosocomiale foudroyante, liée à un produit d’alimentation parentérale, administré à des prématurés gravement malades.

À l’époque, la réaction fut immédiate. Le ministre de la Santé, Abderraouf Cherif, présente sa démission. Une enquête administrative est ouverte. Le gouvernement Youssef Chahed promet des sanctions à la hauteur du choc national. Et très vite, dans le chaos émotionnel et médiatique, trois noms émergent : la directrice du service, le chef de la pharmacie hospitalière et le directeur de la maintenance. Trois responsables, trois fusibles, trois visages pour une opinion publique en quête de réponses.

 

Une alerte ignorée et un système sous pression

Dès les premiers jours, pourtant, des voix s'élèvent. Le professeur Mohamed Douagi, chef du service de réanimation néonatale à l’hôpital militaire, explique que ces infections sont imprévisibles, foudroyantes, et qu’il avait alerté les autorités, neuf mois plus tôt, sur l’état critique des services concernés. Il rappelle que le centre accueillait 15.000 naissances par an, pour seulement cinq médecins, dont une cheffe de service et deux jeunes assistantes. Une surcharge humaine et matérielle insupportable, selon lui, que les politiques avaient ignorée.

 

L’enquête judiciaire, elle, avance à grands pas. En juillet 2023, le tribunal de première instance condamne à dix ans de prison la directrice et le pharmacien, à raison de huit mois pour chacune des quinze affaires instruites. Le directeur de la maintenance, quant à lui, bénéficie d’un non-lieu. Le verdict choque une partie du corps médical. Le Conseil national de l’Ordre des Pharmaciens publie un communiqué dénonçant une décision injuste, évoquant un « bouc émissaire » et « l’échec des politiques sanitaires de l’État depuis des dizaines d’années ».

L’indignation monte. Des syndicats s’agitent, les réseaux sociaux s’enflamment. L’affaire devient emblématique d’un système de santé exsangue où les responsabilités sont souvent inversées : les décisions sont prises en haut, les peines tombent en bas.

L’avocat de la directrice, Me Dhaker Aloui, prend à son tour la parole. Il affirme que sa cliente n’avait aucun lien avec les circuits médicaux ou pharmaceutiques. Il dénonce un procès bâclé, une justice expéditive et une indemnisation réduite, qui évite soigneusement de reconnaître la responsabilité de l’État. « Même les victimes ont perdu, car elles ne sauront jamais qui a réellement causé la mort de leurs enfants », affirme-t-il.

 

Verdict en appel : trois condamnés, toujours autant de zones d’ombre

Le 5 avril 2025, la Cour d’appel de Tunis rend son arrêt définitif. Elle confirme la peine de dix ans pour le pharmacien et la directrice, mais revient sur le non-lieu du directeur de la maintenance, désormais également condamné à huit mois pour chacun des cas. Le montant de l’indemnisation est maintenu : 30.000 dinars par famille. À peine le jugement rendu, les critiques reprennent de plus belle.

Le Conseil de l’Ordre des Pharmaciens dénonce « une atteinte à l’honneur de la profession » et appelle à des actions de protestation. Il rappelle que Raouf Jamai, le pharmacien condamné, avait alerté dès 2017 sur les défaillances de la chambre blanche. Des défaillances confirmées par une expertise… que la justice semble avoir ignorée.

Et c’est là que l’affaire bascule dans l’absurde, voire dans le scandale. Le professeur Mohamed Douagi, président de la commission indépendante d’expertise formée après le drame, publie un post accablant sur sa page Facebook dimanche 6 avril 2025. Il affirme que les conclusions de la commission, qui a travaillé 45 jours avec douze experts, n’ont jamais été prises en compte. Pire, il n’a jamais été auditionné, malgré ses multiples demandes, à la radio, devant l’Ordre des pharmaciens, ou même publiquement.

« Les faits reprochés à Raouf sont faux, certains dossiers comportent des erreurs, et l’un des bébés n’est même pas mort d’une infection mais d’une trisomie 18 », écrit-il sur sa page Facebook. Il accuse une instruction à charge, sans rigueur, sans justice. Il annonce qu’il publiera prochainement tous les documents en sa possession. Il affirme enfin qu’il préfère « crier sa révolte et avoir la conscience tranquille » plutôt que de « faire l’autruche ». Sa parole résonne avec celle de Me Toumi Ben Farhat, avocat de certaines familles, qui demande désormais la mise en examen des trois ministres successifs de la Santé.

Que reste-t-il, six ans plus tard, de ce drame ? Quatorze enfants disparus. Trois condamnés. Un pharmacien brisé. Une directrice discréditée. Un État silencieux. Une commission ignorée. Et une vérité fuyante.

Dans ce procès, chacun semble avoir perdu. Les familles, d’abord, privées d’une réponse claire. Les professionnels, ensuite, sacrifiés sur l’autel d’une responsabilité politique qu’aucun ministre n’a assumée. Et la justice, enfin, dont la mission n’est pas de punir, mais de comprendre, d’éclairer, et de réparer.

 

Maya Bouallégui

07/04/2025 | 11:59
4 min
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Commentaires
Nephentes
Un système hospitalier en déshérence totale
a posté le 10-04-2025 à 17:42
Ce verdict est absolument scandaleux et inique

les véritables responsabilités sont passées sous silence: les causes racines de cet homicide involontaire sont essentiellement dues à l'absence de mesures contre les infections nosocomiales (entre autres)

En réalité tout patient au système immunitaire faible admis au sein de n'importe quel hôpital public tunisien est potentiellement en danger de mort, sachant que le taux de mortalité suite à un choc septique peut atteindre 50% de la population concernée

Aucun dispositif de surveillance continue des risques et aucun protocole de protocole d'étude pour la surveillance CONTINUE des infections nosocomiales ne semblent être appliqués ce qui EST EXTREMENT GRAVE

Mr MEZNI confirme donc ce que tout le monde supputait : une grande partie de nos hôpitaux publics n'appliquent pas les protocoles hospitaliers de base comme la sécurisation des opérations de transfusion sanguine, d'administration de médicaments, de contrôle des infections et de gestion des situations d'urgence.

Cela s'appelle crime de non assistance à personne en danger si ce n'est d'homicide involontaire par négligence.
Médecin
Oui, vous dites vrai @Nephentes
a posté le à 18:15
Je suis médecin infectiologue en Allemagne depuis 32 ans.

Chaque hôpital allemand doit disposer d'un programme de contrôle des infections nosocomiales.L'emploi d'un médecin d'hygiène spécialisé, doté d'un service d'hygiène et de personnel est OBLIGATOIRE : C'est une autorité respectée dans un l'hôpital.

Je ne connais pas de poste de spécialiste de ce type dans un hôpital en Tunisie !
Nephentes
L'injustice couvre l'irresponsabilité
a posté le 08-04-2025 à 05:59
Un scandale cherche a étouffer un autre scandale

C'est la conjuration du corporatisme criminel ; sans aucune honte ni remords les véritables responsabilites qui ont provoqué ce massacre de nourrissons sont dissimulées via un simulacre de justice minable et déshonorant

Comme d'habitude

Aucun "responsable" ne veut regarder la réalité en face
Rayma
Justice punitive et non expéditive
a posté le 07-04-2025 à 18:53
Médecins, pharmaciens, avocats, journalistes bref l'élite du pays est sciemment humiliée jetés en prison comme de vulgaires malfrats. Docteur B Amor est mort dans sa cellule alors la justice l'a acquitté. C'est l'époque où on a décidé d'humilier et de piétiner les élites du pays...
TUNISIAN
JUSTICE EXPEDITIVE VOUS DITES ?
a posté le 07-04-2025 à 13:07
Vous estimez que la justice fut expéditive, alors que l'affaire date de 2019 !
L'affaire est passé par les mains du tribunal de première instance et de la cour d'appel et dans les 2 cas, les accusés avaient droit à des avocats, des experts etc...
Le corporatisme est tel que personne ne se soucie de la vie des 14 nourrissons morts, ni de la peine de leur familles.
Parce que pour une fois l'accusé est un pharmacien ou un docteur.
La négligence a tué 14 nourrissons, peu importe qui en est responsable, mais ça doit cesser.
TRE
Affaire datant de 2019 ?!
a posté le 07-04-2025 à 12:43
Imaginons que les médecins doivent travailler aussi longtemps pour établir un diagnostic !
Je me demande toujours pourquoi il faut autant de temps pour mener à bien une procédure judiciaire : on a l'impression qu'une nouvelle version du Coran a été écrite ici.