Youssef Chahed avance ses pions, Hafedh Caïd Essebsi pleurniche chez papa
La guéguerre au sommet de l’Etat se poursuit. Entre le chef du gouvernement et le chef du parti au pouvoir, rien ne va plus, tout le monde le sait, puisque le linge sale se lave en public depuis des semaines. Nouveau round : après la Kasbah, Hafedh Caïd Essebsi s’attaque désormais publiquement au palais de Carthage en s’en prenant, publiquement, au conseiller du président de la République. Pendant ce temps-là, la Banque centrale de Tunisie a augmenté, conformément aux directives du FMI, de cent points de base son taux d’intérêt directeur.
La journée du mercredi 13 juin est à inscrire dans les journées politiques noires de la Tunisie, bien qu’il n’y ait eu aucun événement spectaculaire. Mais l’addition de plusieurs petits événements (à l’apparence non significative) montre que la capitainerie chancelle et que l’Etat est en déliquescence. Au point que certains, parmi les fervents défenseurs de Béji Caïd Essebsi, en sont au point de dire que les choses étaient meilleures sous la troïka !
La couverture du dernier numéro de Jeune Afrique, distribué avant hier, donne le topo de la situation. Elle expose Hafedh Caïd Essebsi en bon héritier du pouvoir détenu par son père. A l’intérieur, un portrait reluisant du « fils » qu’on présente comme un excellent observateur et manœuvrier qui induit en erreur ses interlocuteurs. Les lecteurs les plus avisés, qui connaissent bien Hafedh Caïd Essebsi, restent scotchés : la Tunisie en est-elle à ce point ?
Sur le terrain, la réalité est amère, car Hafedh Caïd Essebsi n’a pas abdiqué après le discours télévisé de Youssef Chahed, en dépit de la crise politique que vit le pays et de la déliquescence réelle de Nidaa Tounes depuis qu’il en a pris les commandes. Ni les réactions des hommes et femmes politiques, ni les critiques très virulentes des médias n’ont eu raison de lui. Hafedh joue la fuite en avant, envers et contre tous, poussé par sa petite famille et encouragé par son premier cercle de laudateurs parmi les opportunistes et intéressés. Et un article comme celui de Jeune Afrique de cette semaine ne peut que l’inciter à aller dans cette voie.
Sauf que cette voie n’est pas une autoroute et la Tunisie n’est pas une monarchie où l’on peut hériter du pouvoir par le simple lien du sang. Et faire semblant de respecter la démocratie en mettant la main sur Nidaa n’est pas suffisant pour avancer vers Carthage, car la Tunisie n’est pas une écurie non plus.
Mercredi 13 juin, en fin de journée, Youssef Chahed a réuni les ministres de Nidaa et un nombre de députés parmi les membres de la commission de suivi du travail du gouvernemental. Parmi les présents, des supposés proches de Hafedh dont Sofiène Toubel, chef du bloc parlementaire de Nidaa et Selma Elloumi Rekik, la prétendante non-déclarée à la succession de Youssef Chahed à la Kasbah.
Il était temps, car le chef du gouvernement a promis, depuis son discours du 29 mai, d’inviter « toutes les parties sociales pour mettre les dernières touches à la mise en place du Conseil du dialogue social. Ceci est primordial pour dépasser la crise. L’unique ligne rouge est l’intérêt national ». Il a promis ça dans les prochains jours, mais il a quand même mis deux semaines pour inviter les Nidaistes.
Toujours est-il que Youssef Chahed avance ses pions pour barrer la route à Hafedh Caïd Essebsi qui n’apprécie pas spécialement que son adversaire se réunisse avec ceux qu’il considère comme lui étant acquis.
Hafedh ne reste cependant pas les bras croisés et prépare, lui aussi, une riposte en utilisant dans son combat politique la carte paternelle.
Pour convaincre députés et ministres de se joindre à lui, Hafedh Caïd Essebsi a un seul et argument aussi inépuisable qu’invérifiable : « le président a dit ». Quant à son père, il est en train de le « cuisiner » à la maison familiale pour qu’il exécute l’article 99 de la Constitution stipulant que le président de la République peut demander à l’Assemblée des représentants du peuple le vote de confiance sur la poursuite de l'action du Gouvernement. Le message a été transmis auprès des intéressés invités à la rencontre de Youssef Chahed le mercredi 13 juin : « n’allez pas à sa rencontre, papa va le limoger dans les prochains jours ! ».
C’était sans compter la surprise de la mi-journée. Firas Guefrech, conseiller principal du président de la République chargé de la communication publie un post Facebook de trois lignes sur sa page personnelle dans lequel il rappelle que le président de la République reste garant de la stabilité politique de la Tunisie et que les propositions faites au président pour activer l’article 99 de la constitution et la volonté de le trainer dans des combats partisans médiocres sont inutiles. Le message, relayé comme une trainée de poudre par les médias, est reçu 5/5 par les ministres et députés concernés. Les trois lignes publiées par Firas Guefrech, avec l’aval du chef du cabinet présidentiel Slim Azzabi, renferment surtout un autre message encore plus subtil : les ordres soi-disant transmis par le président de la République, via son fils, sont faux.
Il aurait fallu à peine deux heures pour que Hafedh Caïd Essebsi tombe les pieds devant dans le piège. Il publie un post Facebook pour démentir le conseiller du président de la République en laissant entendre qu’il s’est entretenu préalablement avec son père avec qui il aurait vérifié s’il était au courant, ou non, du post Facebook de Firas Guefrech. En clair, Hafedh Caïd Essebsi, autoproclamé porte-parole officiel de la présidence, s’immisce dans les affaires de l’Etat en profitant de ses liens familiaux et il dévoile ça lui-même devant l’opinion publique, nationale et internationale.
La réunion s’est quand même tenue en dépit des manœuvres de Hafedh et les plus fidèles de ce dernier étaient présents avec Youssef Chahed.
Les partisans de Nidaa s’arrachent les cheveux et l’opposition ricane. Non seulement le linge sale de Nidaa se lave en public, mais voilà qu’il se traite désormais sur Facebook ! Pire, le fils du président et autoproclamé directeur de Nidaa, aveuglé par ses ambitions personnelles, n’hésite pas à démentir publiquement le responsable de la communication de la présidence ! On a rarement vu pire dans l’Histoire de la Tunisie depuis l’indépendance. Même les querelles de la famille Bourguiba, avec Saïda Sassi et Wassila Ben Ammar, n’ont pas atteint ce niveau. Après avoir attaqué frontalement et publiquement la Kasbah, sur Facebook déjà, Hafedh Caïd Essesbsi attaque Carthage et sur Facebook encore !
Sommes-nous proches de la déliquescence de l’Etat ? Avec cette tentation dynastique (pour reprendre le titre de Jeune Afrique), les signes annonciateurs sont là !
Pendant ce temps-là, la Banque centrale de Tunisie publie un communiqué annonçant l’augmentation de cent points de base le taux d’intérêt directeur, passant de 5,75% à 6,75%. Un communiqué cru qui ne s’embarrasse même pas de la forme et se moque de la psychologie des Tunisiens. Le même contenu aurait pu être passé autrement, fait remarquer un ancien ministre (de Ben Ali) et ce en axant sur l’épargne plutôt que sur le taux d’intérêt directeur et les crédits, puisque les deux sont corrélés.
Nizar Bahloul