alexametrics
jeudi 25 avril 2024
Heure de Tunis : 13:25
Tribunes
La lettre prémonitoire de Hichem Djaït en 1978
02/06/2023 | 18:50
8 min
La lettre prémonitoire de Hichem Djaït en 1978

 

Le grand penseur Hichem Djaït, disparu il y a de cela exactement deux ans, avait adressé en 1978 une lettre au directeur du journal Al Ra’y du Mouvement des démocrates socialistes (MDS). La lettre a refait surface, partagée notamment par Ahmed Cheniki sur les réseaux sociaux. Hichem Djaït y réagissait à un article sur l’opposition dans un pays autoritaire.

 

Nous reproduisons la lettre dans son intégralité :

« Mon cher ami,

J’ai lu très attentivement l’article du « Ra’y ». J’en partage les vues essentielles. Je crois en effet à la nécessité d’une opposition légale, constructive, réfléchie, pour la construction générale du pays et que cela enrichit le paysage politique, le débat politique. Comme toi, je pense qu’il faut redéfinir la notion de « responsabilité » et de « direction » de la société. Le pouvoir politique est certes le plus important des pouvoirs, mais il ne doit pas être la seule instance motrice du monde social.

Et la société politique elle-même englobe à la fois le pouvoir en place et les formes d’opposition organisées et même tous ceux qui pensent et agissent politiquement. Par conséquent, vous êtes, nous sommes tous responsables du destin global et de l’avenir du pays. D’un autre côté, je suis de ceux qui croient qu’il faut expurger la haine de l’action politique et y introduire la notion de « fair-play », de bonne foi. Par une longue tradition historique, nous avons toujours conçu le jeu politique comme une lutte à mort, d’où les révoltes constantes et les répressions constantes. C’est à qui détruira l’autre, physiquement.

Qu’est-ce qui, au fond, fait que les détenteurs du pouvoir dans les sociétés non démocratiques s’accrochent à leurs positions par tous les moyens ? Probablement, en dehors des avantages matériels et moraux dont ils jouissent, en dehors du désir d’agir et de satisfaire la volonté de puissance, l’instinct de conservation qui les condamne à perdurer ou à mourir, au moins moralement. Parce qu’en général, les changements dans le pouvoir se soldent par des règlements de comptes, et cela a été véritablement une constante de tous les pouvoirs dans tous les secteurs d’humanité, y compris l’humanité européenne jusqu’à une phase récente.

Si bien que la démocratisation apparaît comme une conquête tout à fait récente : il a fallu un travail d’intériorisation du jeu démocratique, il a fallu que la croyance en la démocratie pénètre en profondeur le monde politique et, après lui, le monde social. En France par exemple, au XIXe siècle, que de violences, de révoltes et de répressions sanglantes ! Et quant à l’Allemagne, n’en parlons pas : jusqu’en 1918, c’était une monarchie en grande partie autoritaire et la République de Weimar a été un rêve. Si bien que le jeu démocratique, sauf dans les pays anglo-saxons, s’est instauré en Occident au travers de tâtonnements, d’expériences pénibles.

J’espère et je souhaite de tout cœur que tous les errements commis dans ce pays depuis vingt-trois ans aboutiront à une maturation de l’esprit démocratique, qui est le moins mauvais des systèmes pour l’homme parce qu’il le fait moins souffrir, qu’il se corrige constamment, qu’il s’accompagne de garanties. Alors qu’humilier le citoyen, l’infantiliser, le terroriser, nier son autonomie de conscience et d’expression, étendre sur la société un voile de faux-unanimisme terne, tout cela semble être l’apanage des sociétés autoritaires.

Regarde les Anglais, les Français, les Américains, personne ne peut empêcher quelqu’un de rentrer chez lui ou de sortir de chez lui quand il le veut. Ce sentiment d’avoir une patrie qui est à vous, quoi qu’il advienne, et même si vous êtes contre l’ordre établi, est une chose très belle. Quand je songe qu’il y a des Tunisiens qui souffrent de l’exil, qu’ils ne peuvent rentrer dans leur patrie sans subir des brimades, je perçois le fond du problème : à savoir que la démocratie, pour un pays, consiste à aimer tous ses enfants, sans exclusion, et qu’un citoyen ne s’identifie pas à un pouvoir mais à une nation, à une société, à un genre de vie, à une culture, même s’il lui arrive de les maudire. Il y a donc là quelque chose comme une éthique, un fonctionnement mental, des habitudes à prendre, un système de croyances implicite.

J’ai été frappé récemment en lisant dans un journal français l’appel adressé au gouvernement par un grand humaniste en faveur de la libération de détenus tunisiens marxistes, brimés depuis dix ans ! Pourquoi tant d’acharnement ? Pourquoi les intellectuels d’ici ne se sont-ils pas manifestés ? La compassion est-elle seulement un sentiment occidental et, dirais-je, chrétien ? Est-ce que j’appartiens à un monde qui n’a pas la notion d’homme ? Cet article m’a jeté dans une douloureuse perplexité.

Mais d’un autre côté, je ne suis pas un naïf et je sais quelle redoutable charge que de gouverner un pays faible, fragile, plein de contradictions, à une phase critique de sa croissance. Ceci non pas pour justifier ces détentions– absolument pas– mais pour reposer le problème de la démocratie en Tunisie. Car la démocratie implique un consensus de base sur un modèle stable de société et de civilisation et nos pays, récemment entrés dans l’histoire nouvelle de l’humanité, c’est-à-dire dans la modernité, sont extrêmement instables à ce sujet.

On a l’impression que le corps social est tellement malléable qu’on peut du jour au lendemain, par un coup d’État, ou un changement de la direction politique, faire basculer un pays du socialisme au capitalisme, d’un camp à un autre camp, d’un modèle culturel à un autre modèle culturel. En fait, c’est là une illusion car la société offre toujours des résistances. Il n’y a rien qui s’oppose autant à l’instauration du système démocratique que « l’illusion lyrique » des intellectuels, des activistes, des jeunes, pour promouvoir le gouvernement idéal, panacée de tous les maux.

Comme si, encore une fois, le réel était absorbé par la seule instance politique, comme s’il y avait un Bien absolu et un Mal absolu, comme si la violence était garantie de vérité, comme si l’on poursuivait le rêve épique, mystique du combat viril pour le Bien suprême. Certes, cette dimension utopique dans nos sociétés leur donne une saveur que n’ont plus les sociétés occidentales…si froides, si déshistorisées, si axées sur le bien-être matériel, sauf dans leurs franges méridionales « attardées » précisément. Mais je voudrais que ne se perde pas l’esprit militant– utopie des peuples infantiles qui n’ont pas assimilé la modernité – tout en laissant choir définitivement tout mysticisme activiste, masochiste même, ou sur les notions de sacrifice, d’itinéraire, de clandestinité, voire de révolution. Et que l’on oublie cette perte de temps dans l’histoire de nos peuples qui s’appelle lutte pour la libération, en ce sens que nous n’aurions jamais dû être colonisés !

Tu sais que j’ai été un de ceux qui ont signé la pétition protestant contre la répression du 26 janvier, que je déplore de tout cœur, qui m’a même révolté. Je crois qu’il y a là-dessous un fantastique blocage de nos institutions, sur lequel je ne voudrais pas m’étendre. Mais il y a aussi une crise de la jeunesse, qu’on a laissée pourrir, et une mauvaise assimilation par les syndicalistes– direction et base– du rôle des syndicats dans une société en voie d’industrialisation, en ce sens qu’ils sont restés prisonniers du schéma utopiste, populiste, enthousiaste qui vise à refaire l’itinéraire ancien, parlant un langage mobilisateur, du type destourien des années héroïques. Il aurait mieux valu en rester au modèle social existant, en se battant rationnellement sur le terrain syndical. A un moment donné, il y aurait un équilibre des forces, un dialogue, une dialectique féconde. Mais, la dialectique a été faussée par le démon de la totalité parfaite, par le fantasme de l’exclusion, la certitude de vérité : alors que précisément la démocratie sociale est un équilibre entre deux forces, un partage du pouvoir, non le désir d’accaparer le pouvoir. J’ajouterais que l’équilibre doit être harmonieux. Le résultat en est qu’on revient à l’unanimisme, véritable recul dans le processus de construction d’un pays. Cet échec est significatif de tout ce que je viens de te dire– de la non-assimilation chez les uns et les autres – du jeu démocratique, fondé sur une complémentarité des opposés, sur la bonne foi, sur la croyance intérieure avec « la solidité d’un préjugé populaire », comme disait Marx. Mais quelle absurdité ce serait que de tomber dans le jeu de la culpabilisation judiciaire, et la force ne résout rien.

Évidemment, il faut tenir compte de la passion humaine et des sentiments en politique, l’analyste a le beau rôle. En ce qui me concerne, je ne crois pas que je me départirais de la position d’observateur, d’homme de réflexion. Et je demeure persuadé que ce qui nuit le plus, ici et ailleurs, à la cause de l’homme, de la liberté et du progrès, c’est la faible intellectualisation des élites dirigeantes et pensantes. Je souhaiterais d’ailleurs que les quelques intellectuels que nous avons participent, par leurs idées et leurs réflexions, comme je le fais et l’ai toujours fait, à clarifier les problèmes, sans orgueil mais sans humilité excessive.

Bien sûr, je rêve d’une Tunisie intelligente, libérale, juste, effervescente, traversée par un souffle de réforme, de remise en cause, et par-dessus tout respectueuse de l’homme. Il n’y a rien de plus ignoble que d’attenter à la dignité d’autrui, à sa vie privée, à sa santé, à sa quiétude. Tu as bien fait de me rappeler l’autre jour les durs moments que j’ai passés naguère. Je t’en remercie. Je suis tes efforts avec intérêt et sympathie, ainsi que ceux de tes amis. Tu m’as offert le plaisir d’une plongée dans le présent, dans le cœur des affaires de la petite patrie que je voudrais mieux aimer si elle correspondait davantage à mes idéaux, avant de revenir dialoguer avec les morts et de contempler la superbe innocence de l’univers… ».

02/06/2023 | 18:50
8 min
Suivez-nous
Commentaires
takilas
Arrêtons ce cirque !
a posté le 28-06-2023 à 13:46
Ce monsieur vit apparemment sur une autre planète ou du moins à l'âge des pierres et des ténèbres.
Il est tellement naïf, qu'il dépasse nettement la naïveté de nejib echebbi, tout deux dépassés par les événements et semblent faisant partie des gens de la grotte,
"ahl el kahf" et dépassés par les événements ou bien qu'ils ont la "peur au ventre ?!
De qui à votre avis ?
Himar
un grand penseur ?
a posté le 05-06-2023 à 08:23
Himar a lu attentivement l'article, c'est honorable à cet homme d'avoir pensé ainsi.
Soit. Himar conteste un seul mot : grand penseur. Cet homme était un penseur mineur, qui n'a jamais pu se soustraire à pensée mythique prédominante. Il n'a jamais apporté quelques chose de nouveau, à part reprendre des théorie d'orientalistes mal inspirés.
Ben Chaabane
Le Jaidisme
a posté le 03-06-2023 à 17:41
Malheureusement, le grand Jaid est mal connu, et surtout, ses réflexions sont difficiles à comprendre. Je pense qu'il doit être introduit dans les cours, de philosophie, par exemple.
kane
Merci pour la diffusion de cette lettre
a posté le 03-06-2023 à 14:48
Oui, cette lettre est un moment rare, une pépite qui réchauffe le coeur et qui rend heureux. Il serait de bon ton de la diffuser dans les écoles et en place publique. Mais il y a le risque que certains prennent cette démarche comme un complot, un appel à la révolte ou que sais-je ?
Lecteur
Le grand Djait
a posté le 03-06-2023 à 04:38
J'ignorais l'existence de cette lettre. C'est un réel plaisir de la lire. Eh bien, merci BN de la publier.
Djait est un grand intellectuel qui mérite qu'on dissimule la pertinence et la hauteur de son analyse.
La malchance de la Tunisie réside dans le balbutiement de la formation des élites. La formation d'une élite ouverte, tolérante et capable de créer un environnement où la base de la compétition n'est pas d'accaparer le pouvoir politique mais de favoriser l'éclosion de nouveaux projets de société qui rompt avec l'ignorance et la décadence.
La malchance est que chaque fois qu'un petit noyau d'intellectuels se forme, il disparaît rapidement. Pourquoi? La dictature n'explique pas tout cela.
La malchance de la Tunisie est dès qu'une opportunité pointe à l'horizon, elle devient fugitive et difficile à la traduire en projet social civilisationnel.
Par conséquent, la vraie question aujourd'hui est de comprendre pourquoi: 1) la Tunisie a râté l'occasion 1865 -1876, 2) pourquoi la Tunisie n'a pas décollé durant les années 1960-1980 et un pays comme la Corée du Sud qui était au même niveau de développement que la Tunisie a réussi son décollage (pourquoi on a pas "profité" de Bourguiba et de ses idées avant-gardistes) et 3) enfin pourquoi la Tunisie a gaspillé la troisième ultime chance de l'après Ben Ali.
Est-ce vraiment un "Bad Luck"? Juste un "Bad Luck"?
Ou un problème essentiellement culturel?
Je crois que Djait a donné un début élément de réponse. Paix à son âme.
Zarzoumia
Magnifique
a posté le 02-06-2023 à 21:04
Force est de s'incliner devant la profondeur et la consistance de ce texte. Un texte à faire lire à tous nos politiques et à offrir à KS qui a rendu hommage à monsieur Djaït après son décès en 2021. L'histoire se répète sans qu'on arrive à créer ce vivre ensemble apaisé. Ce texte nous renvoie à notre triste réalité mais il est source d'espoir également car il nous donne la conviction que cette étincelle est parmi nous, est en nous pour nous permettre de rentrer définitivement dans la modernité. La hauteur de la réflexion est essentielle pour l'action politique.
Mohamed Obey
Hichem D'jaiyet: Paix à ton âme!
a posté le 02-06-2023 à 20:04
Businessnews a bien fait de publier une traduction de cette lettre de feu Hichem D'jaïyet. Elle jette la lumière sur la dimension psychologique et spirituelle, éthique, et de ce grand historien!
Je propose aux responsables du site de publier des lettres écrites par des personnalités politiques ou artistiques nationales... Farhat Hached, Béhi Ladgham, Mahmoud Messaâdi, Cheikh Ifrit, etc....