Erdogan - Un dictateur à Tunis
Chaque fois qu’un leader controversé effectue une visite quelque part dans le monde, il est accueilli par un torrent de protestations. Recep Tayyip Erdogan, qui est en visite officielle en Tunisie les 26 et 27 décembre 2017 ne fait pas l’exception. Les journalistes et les activistes de la société civile, premières victimes du régime dictatorial du président turc ont vu réagir aujourd’hui leurs homologues tunisiens en signe de soutien. Le président turc vient discuter de l’économie, des relations bilatérales ainsi que de la cause palestinienne au nom de la défense des droits de l’Homme qu’il viole et piétine au quotidien dans son pays.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan débarque aujourd’hui mardi le 26 décembre 2017 en Tunisie dans le cadre d’une visite officielle qui dure 2 jours. Cette visite vient sur invitation du chef de l’Etat Béj Caïd Essebsi en concrétisation de la volonté tuniso-turque de renforcer les relations de coopération bilatérale ainsi qu’en consécration des concertations autour des questions d’intérêt commun.
Ce sera l’occasion de revenir sur les échanges commerciaux entre la Tunisie et la Turquie, 4ème importateur de la Tunisie, de discuter des moyens permettant aux exportations tunisiennes une meilleure insertion dans le marché turc, aussi bien de revoir l’accord de libre échange signé entre les deux pays qui s’est avéré désavantageux à la balance commerciale de la Tunisie. En effet, à fin novembre 2017, les exportations tunisiennes vers la Turquie sont évaluées à 379 millions de dinars contre plus de 2 milliards de dinars pour les importations soit un solde largement déficitaire de 1.66 MD pour la Tunisie. Rappelons que les échanges commerciaux entre la Tunisie et la Turquie sont régis depuis près de 12 ans par l’accord bilatéral de libre échange conclu en 2004 et entré en vigueur depuis juin 2005.
Par ailleurs, la nouvelle loi de finances 2018 stipule que plusieurs produits d’origine turque, évoqués dans la nomenclature douanière de la 2ème liste de cet accord seront soumis aux droits de douane dans la limite de 90% de droits communs, à partir du 1er janvier 2018.
Erdogan prendra part également au Forum économique organisé à l’occasion du partenariat entre l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (UTICA) et son homologue turc avec la participation de plusieurs hommes d’affaires et de représentants des structures économiques des deux pays.
Il sera également question des développements au Moyen-Orient, notamment à la lumière de la décision du président américain Donald Trump de reconnaitre Jérusalem comme capitale d’Israël et d’y transférer son ambassade de Tel Aviv. BCE et Erdogan ont auparavant souligné l’impératif de préserver le statut légal et historique de Jérusalem et de respecter les résolutions internationales par rapport à cette cause.
Ça c’est pour le côté officiel, mais parmi les autres retombées de la visite d’Erdogan, une vive réaction de la part du SNJT (Syndicat National des Journalistes Tunisiens). En effet, le SNJT, en signe de contestation, a appelé à un sit-in devant le siège du syndicat aujourd’hui mardi le 26 décembre. Ce rassemblement de contestation vient en soutien aux journalistes turcs détenus dans les geôles de Recep Tayyip Erdogan et qui subissent une campagne d’intimidation et d’assujettissement qui s’est aggravée davantage après le putsch raté en Turquie en juillet 2016.
Cette manifestation se déroule en parallèle avec la poursuite de la campagne de solidarité lancée par la Fédération Internationale des Journalistes (FIJ) depuis le 21 octobre 2016. Evidemment, la protestation du syndicat se justifie par le fait que la Turquie demeure jusqu’à présent la plus grande prison des journalistes professionnels au monde où, selon RSF (Reporters Sans Frontières), plus de 149 journalistes ont été placés derrière les barreaux dans des conditions inhumaines et exécrables.
Statistiquement parlant, cela signifie que le tiers de journalistes et professionnels des médias emprisonnés dans le monde sont incarcérés dans des prisons turques, la plupart d’entre eux dans l’attente d’un procès.
Au moins, 156 organes de presse ont également été saisis par décret exécutif pris sous l’état d’urgence. Leur ligne éditoriale a été aussitôt modifiée afin de complaire au gouvernement, réduisant le pluralisme à une poignée de journaux à faible tirage dont les articles ne comptent par ailleurs que des opinions standardisées sans une véritable diversité.
Plusieurs journalistes ont vu leurs cartes de presse révoquées où on compte plus de 700 cartes de presse annulées, et perdu leur emploi parce qu’ils avaient mécontenté les autorités. Les journalistes étrangers et indépendants n’ont pas été épargnés, certains ont été expulsés ou même rapatriés.
L’érosion de la liberté de l’expression a englobé aussi la toile. De ce fait, de nombreux sites Internet ont été bloqués ainsi que l’accès aux réseaux sociaux comme Twitter et Facebook a été perturbé, Youtube aussi a été contrôlé et certaines chaines télé ont été interdites de diffuser des émissions et des séries touchant aux bonnes mœurs.
Il est à noter aussi, que les journalistes, les universitaires et les écrivains qui critiquent le gouvernement risquent toujours de faire l’objet d’enquêtes pénales, de poursuites judiciaires, de manœuvres d’harcèlement et de censure notamment l’annulation des passeports ou encore la confiscation des biens. Il n’est pas étonnant donc, qu’en 2017, la Turquie soit mondialement classée 155ème parmi les pays qui respectent la liberté de la presse.
Depuis la tentative du coup d’Etat déjouée en Turquie l’année dernière, les infractions aux droits de l’Homme sont de plus en plus nombreuses. Rappelons que cette tentative qui a eu lieu dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016 principalement à Ankara et Istanbul, a été commanditée par une faction des Forces armées turques que le gouvernement accuse d’être affiliée à Fethullah Gulen, un savant musulman turc et leader d’opinion engagé dans les rangs de l’opposition.
Par ailleurs, l’échec de l’opération déclenchée dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, et qui s’est conclue par un lourd bilan de 290 morts, a représenté un tournant pour la Turquie. En effet, le président turc Recep Tayyip Erdogan a dès lors, procédé à l’arrestation de milliers d’individus accusés d’avoir fomenté et participé à cette tentative de coup d’Etat.
Par conséquent et depuis l’instauration de l’état d’urgence suite à l’échec du putsch en Turquie, une spirale de répression sans précédent a frappé les journalistes turcs, les médias et s’est par la suite étalée pour toucher même des juges et des hauts gradés de l’armée.
Les purges d’Erdogan, au nom de la protection des intérêts de son pays et de la défense de sa sécurité continuent. Les prisons turques comptent aujourd’hui près de 50 mille individus y compris les journalistes, les acteurs, les juges et les agents de l’armée et des forces de l’ordre.
Il est à noter que sous l’état d’urgence en Turquie, plusieurs mesures de répression sont prises. En effet, les personnes détenues ne peuvent s’entretenir avec des avocats que de manière très limitée et dans le cadre de rencontres surveillées. Elles ne sont pas autorisées à recevoir du courrier ou des livres de l’extérieur, seule leur famille proche est autorisée à leur rendre visite une fois par semaine et leurs conversations se font à travers une vitre et par le biais d’un téléphone. Elles ne sont au final, pas autorisées d’avoir un contact avec d’autres personnes sauf leurs codétenus.
Outre ceux qui sont derrière les barreaux, 150 mille individus ont été éjectés de la fonction publique et du secteur privé lors du putsch raté en Turquie. 110 mille fonctionnaires devraient être recrutés donc, pour combler les vacances engendrées par cette chasse aux sorcières, dont 36 mille postes vacants dans les services hospitaliers et 20 mille dans le secteur de l’éducation. Les postulants doivent, indubitablement, faire preuve d’allégeance au régime d’Erdogan avant toute embauche afin de continuer dans cette stratégie de préserver la stabilité de la Turquie.
Ce sont des questions fondamentales que le SNJT appelle le président Béji Caïd Essebsi à évoquer avec son homologue turc Recep Tayyip Erdogan lors de sa visite en Tunisie. Au-delà des procédures habituelles comme la valorisation des relations solides et historiques établies entre la Tunisie et la Turquie, ainsi que l’expression de la volonté de préserver ces relations privilégiées de fraternité et de coopération unissant les deux pays, on souhaite que la présidence de la République prenne l’initiative de débattre de ces sujets fort sensibles mais cela a malheureusement, peu de chances de se réaliser vu le pragmatisme diplomatique qui doit bien entendu, régner sur ce type de rencontres officielles.
Boutheïna Laâtar