Alors que tous les regards sont braqués sur le sort du gouvernement Chahed qui risque une destitution imminente si l’on croit l’UGTT, une autre question cruciale se joue en ce moment même dans l’hémicycle de l’Assemblée des représentants du peuple. En effet, les députés sont appelés à voter pour 4 des futurs membres de la très attendue Cour constitutionnelle. Conscients de l’importance du scrutin, les principaux blocs parlementaires ont décidé de faire de cette élection un terrain de bataille politique. Décryptage des enjeux d’un vote.
On est le 26 janvier 2014, à une majorité écrasante de 200 voix pour, (12 contre et 4 abstentions) les constituants approuvent la tant attendue première constitution post révolution. Dans son article 118*, celle-ci évoque la création d’une Cour constitutionnelle, une institution qui aura la lourde mission de protéger les droits et libertés ainsi que de veiller au respect de la répartition des pouvoirs. Autant dire d’emblée que les deux objectifs n’ont, jusque-là, jamais été atteints après 60 ans d’indépendance.
Initialement, la Cour constitutionnelle devait être constituée dans les plus brefs délais, afin de poser définitivement les jalons de la 2ème République tunisienne et rompre ainsi définitivement avec les violations répétées des droits et libertés ainsi que l’hégémonie du pouvoir exécutif sur les deux autres pouvoirs. Sauf qu’entre temps, un blocage d’envergure a retardé la mise en place du Conseil supérieur de la magistrature, qui s’est trouvé de facto dans l’impossibilité de nommer 4 membres de la Cour. Toujours est il que les députés de l’Assemblée des représentants du peuple ont été appelés hier, mardi 13 mars 2018, à voter pour élire, à une majorité des 2/3, quatre futurs « juges constitutionnels » (les 4 derniers membres devront être nommés par le président de la République).
Pour plus d’une raison, ce vote s’annonce crucial pour l’avenir de la Tunisie. Ainsi, à la simple lecture de l’article 120 de la Constitution qui fixe les compétences de la Cour, on peut affirmer qu’elle revêt une importance fondamentale pour l’avenir des droits et libertés des Tunisiens. Ainsi, il est mentionné dans l’article précédemment cité que « La Cour constitutionnelle est SEULE compétente pour contrôler la constitutionnalité :
- des projets de loi, sur demande du président de la République, du chef du Gouvernement ou de trente membres de l’Assemblée des représentants du peuple.
- des projets de loi constitutionnelle que lui soumet le président de l’Assemblée des représentants du peuple conformément à ce qui est prévu à l’article 144 ou pour contrôler le respect des procédures de révision de la Constitution ;
- des traités que lui soumet le président de la République avant la promulgation du projet de loi relatif à l’approbation de ces traités ;
- des lois que lui renvoient les tribunaux, suite à une exception d’inconstitutionnalité soulevée par l’une des parties, dans les cas et selon les procédures prévus par la loi ».
Autant dire que tout projet de loi, ou loi en vigueur contestés par une des autorités citées ou par un avocat durant un procès devra, passer sous le scalp de la Cour constitutionnelle, qui l’examinera au grè des principes généraux contenus dans la Constitution. Une façon de tordre le coup à toute velléité hégémonique d’un parti qui disposerait de la majorité écrasante politiquement et qui souhaiterait matérialiser cette domination à l’échelle législative et constitutionnelle. Avec un bon fonctionnement d’une Cour constitutionnelle, l’épouvantail de l’instauration de la Chariaa ou d’un retour à un Etat autoritaire et répressif est définitivement écarté.
Alors certes, dans une conception purement majoritaire de la démocratie (matérialisée dans la 4ème République française par le célèbre dicton, « La loi est l’expression de la volonté générale, donc elle n’est susceptible d’aucun recours »), la justice constitutionnelle peut être assimilée à un contrepouvoir, à une technique contre majoritaire. Certains juristes à l’instar de l’Italien Mauro Cappelleti comparent même, avec un brin de mauvaise foi, les Cours constitutionnelles, à une « oligarchie illégitime » car allant à l’encontre de la volonté générale exprimée lors des élections législatives.
Cela étant, personne ne pourra occulter le fait que l’instauration d’une justice constitutionnelle aura contribué à la naissance d’une nouvelle conception de la démocratie, à savoir le règne de la majorité avec le respect des droits de la minorité, ainsi que l’émergence du concept de démocratie constitutionnelle, qui signifie le règne de la majorité sous le contrôle de la Cour constitutionnelle.
En Tunisie, la future Cour constitutionnelle aura donc à trancher sur des questions sociétales d’ordre fondamental, à savoir la nature de l’Etat tunisien : est-ce un Etat civil ou religieux ? L’inégalité successorale : est-elle compatible avec la nouvelle constitution ? Comment peut-on concilier la liberté d’expression, la liberté de culte et de conscience d’un côté et le devoir de protection du sacré de l’autre côté ? Autant de points brulants et d’enjeux décisifs pour l’avenir du pays que la future Cour constitutionnelle aura à déterminer.
C’est justement au grè de ces enjeux décisifs pour le modèle sociétal tunisien que la bataille fait rage au sein de l’Assemblée. Chaque parti (en particulier Nidaa et Ennahdha) ne veut pas céder un pouce dans cette bataille cruciale. C’est ce qui explique la difficulté pour les 8 candidats d’arriver à la majorité requise des 145 voix (2/3 des membres de l’Assemblée), pour être officiellement membre de la Cour constitutionnelle. A l’heure de l’écriture de ces lignes, seule Raoudha Ouersighni a obtenu le seuil fatidique des 150 voix, les autres devront s’affronter dans un troisième tour qui s’annonce houleux.
Ce n’est pas un secret de polichinelle que d’affirmer que Nidaa et le bloc « moderniste » ont des candidats avec lesquels il sont sur la même longueur d’ondes. On pense notamment aux professeurs Sana Ben Achour, Slim Laghmani et à l’intellectuel Chokri Mabkhout. L’autre bord ( Ennahdha) semble également déterminé à soutenir Ayachi Hammami… Ce qui expliquerait le blocage actuel en dépit des déclarations contraires du bureau de l’ARP qui affirme à tort que les blocs sont arrivés à un consensus…
Pour Nidaa Tounes, en tenant compte du fait que l’actuel président de la République, Béji Caïd Essebsi nommera 4 membres de la future Cour constitutionnelle, il lui suffit de faire élire deux de « ses candidats » (en supposant que les membres qui seront désignés par le CSM soient neutres et apolitiques) pour bloquer les décisions de la future Cour qui est composée de 12 membres. S’il arrive à en placer 3, il sera majoritaire au sein de l’institution… Et si on sait que les membres siègeront pendant 9 ans consécutifs, l’enjeu est de taille, ce qui explique les affrontements actuels…
L’élection étant un acte politique par excellence, il serait intéressant d’observer le comportement des futurs membres de la Cour constitutionnelle. Seront-ils loyaux envers les partis qui les ont nommés ou feront-ils leur travail en toute âme et conscience ? L’avenir nous le dira.
En attendant, on n’a qu’à se remémorer et à tirer des leçons des propos du doyen Robert Badinter, à qui l’on doit ces mots imprégnés de justesse prononcées le 4 mars 1986, lors de son investiture à la tête du Conseil Constitutionnel français. S’adressant au président de la République, il prononcera des mots qui resteront dans la postérité : « M. François Mitterrand, mon ami, merci de me nommer président du conseil constitutionnel, mais, sachez que dès cet instant, envers vous, j’ai un devoir d’ingratitude ». Pour, le doyen Georges Vedel, c’est la fonction qui saisit l’homme quand c’est un homme honnête. Le doyen voulait expliquer « qu’il n’y a pas de politisation qui tienne à partir du moment où sont nommés au Conseil Constitutionnel des personnalités irréprochables qui sont alors saisies par la fonction … ».
Nessim Ben Gharbia
*Article 118 de la constitution de 2014 : « La Cour constitutionnelle est une instance juridictionnelle indépendante, composée de douze membres, choisis parmi les personnes compétentes… Le président de la République, l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil supérieur de la magistrature désignent chacun quatre membres…»