Les médecins balancent tout!
La campagne « balance ton hôpital » est devenue virale sur les réseaux sociaux et les médias tunisiens et même étrangers. Plusieurs médecins, en majorité des jeunes, ont dénoncé sur la toile « la médiocrité et le niveau alarmant » des hôpitaux. Les détails qui en ressortent sont à peine croyables.
Une page a été créée hier, lundi 12 mars 2019, sur Facebook afin de dénoncer les bévues constatées dans les hôpitaux tunisiens et ce depuis de nombreuses années. En l’espace de 24 heures, la page a déjà comptabilisé plus de 18.000 membres. Les médecins ont le cœur gros et le décès des 12 nouveau-nés au centre de maternité et de néonatologie de Tunis a permis de délier des langues qui n’étaient pas vraiment liées. En effet, plusieurs de ces détails racontés ces jours-ci ont déjà été dits et redits par des médecins en colère, mais n’ont pas eu l’impact attendu. La mort des 12 nourrissons se présente comme la triste occasion de faire que les choses changent enfin. La dernière cartouche pour sauver la situation de ces établissements de santé publique devenus insalubres et constituant, parfois même, une véritable menace pour les patients qui s’y font soigner.

Parmi les dizaines de publications, parfois anonymes d’autres tout à fait assumées, qui ont commencé à affluer depuis hier, et qui ne cessent d’être partagées sur la toile, des médecins décrivent des hôpitaux infestés de rats et d’araignées où de gros chats circulent librement et se nourrissent même du placenta des patientes, déposés dans des seaux après leur accouchement. Les mêmes chats qui circulent tout aussi librement dans les services de néonatologie et côtoient de près de nouveau-nés, parfois dans un état fragile. Des internes et des résidents, en formation, qui sont obligés de changer des couches des nouveau-nés, qui passent une nuit entière à ventiler manuellement un malade (à cause des coupures d'électricité) et qui voient parfois leurs stages non validés en cas de bourde théoriquement assumées par leurs supérieurs.

L’un des médecins publie sur la page qu’une fuite d’Olanzapine a plongé le service dans le désarroi. « L’Olanzapine est un antipsychotique essentiel en psychiatrie ! On l’utilise beaucoup dans la schizophrènie, le trouble bipolaire, dans certaines dépressions, etc... C’est parfois un médicament irremplaçable. En Mars 2017 on se rend compte que le quota ANNUEL (de 2017) de l’Olanzapine était déjà épuisé !!!! Il y avait un réseau de personnes qui orientait des gens pour l’ « acheter » à des agents de l’hôpital au lieu de l’acheter dans les officines. La fuite était tellement énorme que le laboratoire a observé une chute libre de ses ventes dans les officines! Du jour au lendemain, les patients de l’hôpital étaient privés de ce médicament essentiel. De très nombreuses rechutes ont eu lieu. Une rechute d’une schizophrénie ou d’un trouble bipolaire est grave et potentiellement mortelle. C’est une grande souffrance pour le patient, la famille et les soignants et cela a un coût très important.
Le désarroi des soignants était grand, on savait qu’il fallait finir l’année avec des solutions ridicules et des associations douteuses. Les résidents des urgences ont vu un très grand nombre d’admissions passer par là. Coupables ? On n’en sait rien. Une commission s’est formée et contenait les professeurs de l’hôpital (sic). La mesure prise en fin de compte : l’olanzapine n’était désormais délivrée que si l’ordonnance était signée par un senior ! Pharmacienne, personnel de la pharmacie et les corrompus présumés? La vie est belle!».
Plusieurs photos dénoncent des hôpitaux détériorés et sans aucun respect des normes de sécurité et d’hygiène. Des ambulances délabrées et aux portes qui ne ferment pas, des toilettes inutilisables et dans un état déplorable, un matériel de bloc opératoire rouillé, des motos garées au plein milieu du service…
Des petites histoires, des anecdotes qui renseignent sur une situation de laisser-aller plus qu’alarmante. On apprend entre autre, toujours selon les publications des médecins, que l’hôpital de Gabès ne dispose ni d’un médecin anesthésiste, ni d’un radiologue, ni d’un chirurgien neurologue ou d’un gastro-entérologue. On peut aussi lire que « dans un service d'orthopédie universitaire, le traitement des patients est prescrit mais jamais administré ».
«J’ai travaillé dans service d'orthopédie Universitaire en tant qu’interne où il y avait un groupe d'infirmiers de garde qui fait le tour du service pour injecter du sérum physiologique au lieu d'administrer des hbpm (héparine de bas poids moléculaire) ou de l'antibiotique ... Du moment où je me suis rendue compte de ce qu'ils font, j'ai essayé d'être présente pour contrôler l'administration des traitements avec eux le changement de pansement…étant donné que j'ai réclamé plusieurs fois au chef du service ce qu'ils font...Mais en vain #trafficdesmedicaments », écrit un autre médecin.

A l'hôpital universitaire Fattouma Bourguiba, Monastir, au service de néonatologie, des mères dorment à même le sol pour surveiller leurs enfants ou les allaiter et refusaient de laisser leurs bébés seuls dans cet état.

Une histoire similaire est racontée par un médecin à l’hôpital d’enfants de Tunis où elle dit : « A 5 h du matin une nouvelle patiente a été admise, une fillette de 9 ans. Et dans la chambre destinée pour la section "grand enfant" on ne pouvait pas lui trouver une place à côté d'un autre enfant car chacun des autres avaient leur maman qui dormait et qui refusait de quitter donc cette petite Inès (je m'en rappelle comme si c'était hier) était restée allongée sur la table d'examen, pas du tout confortable ! Ne pouvant pas la laisser seule et me sentant dépassée j'ai décidée de rester avec elle et continuer la garde allongée entre deux chaises pour lui tenir compagnie ».
Dans certains services, des coupures de courant qui durent une bonne demi-heure obligent les médecins à utiliser les torches de leurs téléphones portables afin de poursuivre une opération chirurgicale. En 2014, au CHU Farhat Hached, une coupure de courant plonge dans l’obscurité 5 salles opératoires et les médecins en service ont été obligés de terminer une césarienne en se faisant aider des flashs de leurs téléphones portables…
Toutes ces histoires et bien d’autres encore affluent sur les réseaux. Toutes sont aussi alarmantes les unes que les autres. Les médecins qui les racontent le font parfois de manière anonyme, par peur d’être inquiétés par leurs supérieurs, parfois en mettant leurs noms et en citant les hôpitaux en question. Ils gardent l’espoir de voir un jour la situation des hôpitaux publics s’améliorer. Plusieurs d’entre eux, nombreux mêmes, perdent patience et préfèrent quitter le pays. Ceux qui restent ne lâchent pas prise. « Pourquoi arrêter ? Jamais ! » lance l’une d’entre eux. Une affaire à suivre de très près…
Synda Tajine