
Samedi 11 janvier 2025, le président de la République rencontre son chef du gouvernement Kamel Maddouri au palais de la Kasbah (siège de la primature) et lui parle de justice avec un bon sens inégalable. Il lui dit : « Il ne saurait y avoir de stabilité sans justice. Naturellement, la politique ne doit pas s’immiscer dans la justice. Si la politique pénètre les palais de justice, la justice quitte ces palais ».
Samedi 18 janvier 2025, soit exactement une semaine plus tard, les membres de la mythique Association des magistrats tunisiens (AMT) sont empêchés, par une substitut du procureur et les forces de l’ordre, de tenir leur réunion à leur siège historique (depuis 1947) sis au sein même du palais de la justice.
Le lundi 20 janvier 2025, à la suite de la vague d’indignation, le Parquet réagit en démentant les accusations portées par le bureau exécutif de l’AMT. Il précise qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une demande d’évacuation, mais d’une simple exigence de respect des procédures. Selon le Parquet, « les membres du bureau exécutif de l'Association n’avaient pas respecté les règles de sécurité des tribunaux, notamment en dehors des jours ouvrables, en omettant de fournir une information préalable concernant la réunion ».
Un contraste frappant entre discours et réalité
Il y a quelque chose qui cloche dans les deux premiers paragraphes : ils sont contradictoires. Soit le président de la République raconte des salades à son chef du gouvernement (et au peuple) et ceci ne saurait être recevable puisque le chef de l’État est connu pour sa droiture et son intégrité ; soit la ministre de la Justice a envoyé balader le chef de l’État et ses propos sur la justice et ceci est tout aussi irrecevable puisque Leïla Jaffel est connue pour sa loyauté et son obéissance totale et aveugle aux directives présidentielles. Quelle réponse choisir ? Choisissez vous-mêmes ! Le fait est qu’il y a contradiction entre la parole et les faits et quelle que soit la réponse que vous choisirez, elle est inacceptable.
Ce qu’a enduré l’AMT samedi dernier est un nouvel épisode dans la guerre entre le pouvoir exécutif et les magistrats. Je conçois volontiers cependant que le mot guerre est inadéquat, car cette guerre est asymétrique. On a un pouvoir exécutif qui réprime et un pouvoir judiciaire qui subit sans réagir.
La justice tunisienne souffre, comme sous Ben Ali
En dépit des belles paroles sensées de Kaïs Saïed et de son statut d’enseignant de Droit, la Justice tunisienne souffre aujourd’hui. Ce n’est pas une première, elle a souffert pareillement sous Ben Ali. L’incident de samedi dernier était vécu presque de la même manière en 2005. La semaine dernière, j’ai titré ma chronique « L’histoire se répète toujours » à propos de la révolution, voilà que je me trouve obligé de répéter la même chose cette semaine à propos de la justice.
C’est un fait, et il est indéniable, la justice souffre. Elle est malade voire même agonisante.
« Sans justice, il ne saurait y avoir de stabilité », a dit le chef de l’Etat et il a bien raison. Sauf que voilà, les faits ne plaident pas en sa faveur.
Kaïs Saïed, premier accusé dans le procès de la justice
Si l’on doit faire le procès de la Justice, il serait aux premiers rangs dans les bancs des accusés.
C’est bien Kaïs Saïed qui a dissout en 2022 le Conseil supérieur de la magistrature qui était reconnu pour son indépendance. C’est bien lui qui a révoqué, en 2022, 59 magistrats sans aucune forme de procès. C’est sa ministre qui a refusé d’exécuter une ordonnance de la justice administrative réintégrant dans leurs droits 49 magistrats. C’est bien sa police qui a malmené en décembre dernier le juge Hammadi Rahmani et son épouse. C’est bien sa ministre qui procède aux mutations punitives des magistrats à toute période de l’année. C’est bien l’Ordre des avocats qui lui est notoirement inféodé qui refuse d’accueillir en son sein les magistrats révoqués ou démissionnaires, bien qu’ils aient payé les 20.000 dinars de cotisation.
Les juges, complices de leur propre asservissement ?
En dépit de tout ce que l’on peut reprocher à Kaïs Saïed et sa politique répressive à l’encontre des juges, il n’est pas le seul accusé dans cette politique.
« L'esclave a sa vanité, il ne veut obéir qu'au plus grand des despotes. », disait Honoré de Balzac. Sans juges serviles, Kaïs Saïed n’aurait jamais pu imposer son diktat aux juges. Ils seraient solidaires et libres, ils auraient pu imposer au chef de l’État et sa ministre leur indépendance. Ils seraient justes et intègres, ils auraient pu refuser les ordres provenant du pouvoir exécutif. Le fait est que plusieurs juges n’ont pas été à la hauteur de leur profession et se sont soumis rapidement au despotisme.
Kaïs Saïed et Leïla Jaffel sont peut-être coupables de la maladie de la Justice, mais les juges véreux et obséquieux le sont certainement. On a déjà vu avec le régime de Ben Ali et on a vu ce qui est arrivé aux juges véreux qui lui étaient complices. L’exemple du célèbre Mehrez Hammami (alias Mehrez Boga) est encore dans les mémoires. Boga vit aujourd’hui dans l’exil et la honte. On l’a aussi vu avec le régime de la troïka. Les exemples de Béchir Akremi et Taïeb Rached sont tous frais. Ils croupissent en prison et ils en ont pour longtemps. Même si Kaïs Saïed quitte la scène politique, ils ne quitteront pas la prison, tant ils ont causé de victimes, parmi les justiciables, et tant ils ont fait de mal à leur profession et à leurs pairs. Le plus insolite est que Kaïs Saïed règne et on commence déjà à compter des victimes parmi ses magistrats serviles et véreux. Deux exemples, et il y en a des dizaines d’autres dans les années à venir, ceux de Makram Jelassi, l’ancien conseiller au cabinet de Mme Jaffel et Samir Zouabi, le magistrat qui a instruit la célèbre affaire de complot contre l’État. Les deux ont servi corps et âme le régime, en violant les lois, la justice et l’éthique. Le premier est en prison, le second en exil frappé par un mandat d’amener international. Quelle honte ! Mais aussi quel soulagement de voir la justice karmique agir si rapidement.
L’indépendance financière, une solution inaccessible
L’absence de solidarité entre les magistrats s’explique par plusieurs raisons, à la tête desquelles le fait que leurs salaires sont versés par le pouvoir exécutif. Se lever vent debout contre le despotisme exige d’avoir des reins solides, de pouvoir subvenir aux besoins quotidiens et d’honorer les factures. Or, ils sont, qu’on le veuille ou pas, des fonctionnaires de l’État.
Leur salut aurait été d’avoir une indépendance financière, chose que les différents pouvoirs exécutifs, avant et après la révolution, se sont empêchés de la leur donner. Par calcul politique, bien entendu, ils ont tenu à garder une main sur la justice. Le résultat de cette politique court-termiste, opportuniste et égoïste est sous vos yeux.
Les avocats et les médias, des complices silencieux
Autres coupables sur le banc des accusés, les avocats qui auraient pu soutenir les magistrats, anciens collègues des facs de Droit. Pour différentes raisons, valables et moins valables, les deux corporations se considèrent comme ennemies. Sans issue de secours, dans le barreau, les magistrats ne peuvent résister longtemps au despotisme.
Derniers accusés, les médias qui n’ont pas suffisamment fait pression et sensibilisé l’opinion publique sur la grande importance de l’indépendance des magistrats et le peuple lui-même qui a voté à plus de 90% pour un régime répressif.
Une justice malade, une société en danger
Pour toutes ces raisons, on se trouve aujourd’hui face à une justice malade, alors qu’elle est essentielle à toute société.
« Sans justice, il ne saurait y avoir de stabilité », a déclaré le chef de l’État. Est-il conscient de ses contradictions ? Est-il conscient que la justice agonise sous son règne ? Est-il satisfait de son rendement actuel ? Est-il au courant que des magistrats prennent des décisions injustes et odieuses contre des innocents, juste pour le satisfaire ?
Les propos du chef de l’État sont en contradiction de la réalité vécue. La politique est bel et bien au milieu des palais de justice et ceci risque de déstabiliser la société toute entière. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Kaïs Saïed.


Qui veut encore faire quelque chose dans ce bled El Heyel ?

