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De retour d’Ukraine, Saïf Eddine Amri nous raconte la guerre
19/03/2022 | 11:21
9 min
De retour d’Ukraine, Saïf Eddine Amri nous raconte la guerre

 

Le journaliste tunisien et reporter de Sky News en Ukraine durant l’invasion russe, Saif Eddine Amri a accordé, le 18 mars 2022, une interview à Business News afin de nous faire vivre cette expérience unique en son genre.

Pourriez-vous nous parler de votre départ vers l’Ukraine ?

Tout a commencé le lundi 28 février 2022. Je suivais l’actualité alors que je me trouvais en Tunisie en tant que reporter de Sky News dans ce pays. J’ai reçu un mail me demandant de prendre l’avion vers Paris puis vers Bucarest afin de me rendre sur la frontière roumano-ukrainienne. Etre envoyé spécial de Sky News signifie passer d’une balade en voiture en écoutant Fairouz à 22° à -9° sur les airs de Blue Danube de Chostakovitch.

A mon arrivée à Bucarest, j’ai eu un échange avec l’agent aux services frontaliers de l’aéroport. Il avait cru que je m’étais rendu en Roumanie pour suivre l’évacuation des Tunisiens en Ukraine. Je lui ai répondu : Non ! Je suis envoyé spécial et je compte me rendre sur la frontière roumano-ukrainienne. Il a trouvé cela étrange. Il avait répondu : Les gens fuient la guerre et vous comptez vous y rendre.

Le premier passage en direct depuis Bucarest a été élaboré suite à une remarque faite par le chauffeur de taxi qui j’avais pris à l’aéroport. Il ne comprenait pas la présence exagérée de voitures immatriculées en Ukraine en territoire roumain. C’est ainsi que je me suis rendu compte de la présence de réfugiés et de l’existence d’une guerre.

Après 24 heures passées à Bucarest, je me suis rendu à Tulcea. Reporter de guerre n’est pas une promenade. Il ne s’agit pas d’activités touristiques. C’est un travail dur. Lorsque Eli (le photographe) et moi sommes arrivés à Tulsa à 21h, nous en avions informé notre newsdesk. Je croyais qu’on allait nous demander de nous reposer après ce long voyage. A ma grande surprise, on m’a demandé de passer directement au poste frontalier.

Il faisait -4° à la frontière. J’ai fait mon premier passage en direct et j’étais parmi les premiers reporters présents à cet endroit. A -4, en portant des espadrilles non-adaptées, en ne sentant plus rien de la moitié de mon corps, j’étais dans l’obligation de me concentrer et de présenter toutes les informations collectées en quatre minutes. Malgré le froid et les -4° je me sentais dans une zone plus chaude que l’enfer lui-même.

 

Qu’avez-vous remarqué dans le comportement des réfugiés et personnes essayant de quitter l’Ukraine ?

Changer de comportement, de mode de vie, de nourriture ou de routine en moins de 24 heures n’est pas facile. C’est choquant ! Contrairement aux réfugiés, j’ai remarqué qu’il s’agissait d’une guerre classique et non-pas d’une guérilla. Il n’y avait pas eu de bombardement massif de la part d'une grande puissance contre un petit pays. Il s’agissait d’un conflit opposant deux grandes armées : la Russie d’une part et l’Ukraine qui avait reçu des armes et un entraînement militaire de la part de presque la totalité des pays de l’Otan.

Il y a tout une histoire qui s’était créée autour du bac entre la Roumanie et l’Ukraine. Il s’agissait d’une petite traversée de cent mètres. Les individus entrant sur le territoire roumain se posaient de nouvelles questions à chaque pas. Ils ne connaissaient ni le nom du poste frontalier, ni celui de la ville, ni la langue de la personne qu’il avait en face de lui. Une petite rivière les sépare, mais les langues sont totalement différentes. Ils avaient fait au moins dix à quinze kilomètres à pied. Il y avait même des nourrissons qui avaient fait la traversée avec leurs mères.

Qu’avez-vous ressenti lors de l’entrée sur le territoire ukrainien ?

C’est cela qu'être journaliste. Il y a une passion et un amour en plus d’autres choses. On a dit que la présence d’un journaliste tunisien en zone de conflit était une bonne chose. J’étais d’ailleurs le seul Tunisien présent sur les lieux. Je pourrais en être fier. Néanmoins, il n’y a pas de fierté dans la guerre. C’est la guerre ! On n’aime pas la guerre ! Personnellement, je défends la paix et je suis contre la guerre. Je n’aime pas voir un enfant de deux ou trois ans ayant des gelures à la mâchoire. Ça avait fait couler mes larmes.

Etre présent en Ukraine durant la guerre est l’une des expériences les plus difficiles à vivre. Tu te mets à prendre des photos et à enregistrer des vidéos, car il s’agit d’un réflexe. Or, cet acte à lui seul peut mettre ta vie en danger. Ceci donne des indications sur la localisation de troupes armées ou d’équipements russes ou ukrainiens. On peut se dire qu’il est de notre devoir de transmettre de telles informations. Ainsi, on pourrait être la cible d’un missile en pleine transmission.

On peut être face à un militaire. Ce dernier va nous indiquer qu’il compte agir conformément aux directives et règles employées en temps de guerre. Utiliser une caméra en zone de conflit est soumis à des normes. Il ne s’agit pas d’un jeu. Afin de rester en vie, de revoir mes amis et ma famille et de retourner en Tunisie, je dois me conformer à ces règles.

 

Etre reporter de guerre nécessite une formation spécifique. Pourriez-vous nous en parler ?

J’ai eu l’occasion de travailler dans plusieurs zones sensibles. J’ai couvert la situation des réfugiés syriens, en République Tchèque, en Allemagne et en Turquie. Je les ai suivis lors de leur traversée de l’est au nord. J’ai suivi des stages portant sur la traversée des frontières en temps de guerre.
Sky News et plusieurs autres chaînes télévisées prennent en compte ce genre d’expérience lors du recrutement d’employés. Par la suite, nous suivons des formations nous permettant d’identifier le comportement adéquat à suivre en zone de conflit ou de danger. Il y a la zone verte sans danger telle que Bucarest, la zone orange telle que le passage frontalier et la zone rouge telle que l’Ukraine.

En zone verte, nous devons informer la newsdesk de notre localisation une à deux fois par jour. En zone orange et en zone rouge, nous devons le faire presque toutes les heures.

Il y a un équipement à porter, notamment le gilet pare-balles et le casque avec l’inscription presse. On doit limiter l’équipement. 90% de votre équipement doit faire partie de la réserve. On doit utiliser seulement 10%. Au lieu d’avoir un grand Iphone, on doit opter pour un petit téléphone. On peut se retrouver à faire vingt kilomètres de marche.

Il ne s’agit pas d’une promenade. En zone de conflit, un simple live Facebook peut provoquer votre mort. Ce genre d’action va indiquer votre position puisqu’une vidéo comportera un panneau, une montagne, une rivière, des plantes ou des arbres se trouvant à un endroit bien précis. On va, ainsi, identifier votre localisation et affirmer, à titre d’exemple, que vous vous trouviez à la ville de Kharkiv.

Il ne faut jamais tourner le dos au champ de bataille. On risque de recevoir une balle dans le dos. Il faut y faire face et présenter l’information rapidement. Il faut se limiter à une minute au lieu d’une minute trente, rester en mouvement constant et changer constamment de position. 

En dehors de l’antenne, comment se passe votre journée ?

On se trouve dans l’obligation de travailler dans un endroit qui nous est inconnu. La capacité du reporter de guerre à s’adapter à son environnement est supérieure à celle du caméléon en la matière. Il faut trouver un moyen de communication rapide avec son entourage et analyser le comportement des gens en face de vous.

Parfois, les traits du visage nous indiquent que la personne devant nous est énervée. Il faut se limiter à un simple bonjour ou éviter de lui parler. On se retrouve souvent dans ce genre de situation lorsqu’il s’agit de militaire ou de police des frontières. Il s’agit d’un petit détail pouvant influencer toute une journée de travail. Il peut refuser de vous répondre ou de même aller jusqu’à vous faire subir un contrôle. On doit garder son sang-froid et rester zen.

Je me suis retrouvé face à une température à 0° alors que je viens de la méditerranée. Je commence ma journée à 6h du matin. Je me réveille dans ma chambre d’hôtel, si on peut appeler cela un hôtel. Je ne mangeais que des aliments emballés et je prenais des vitamines C. Il faut préparer des sandwichs pour le reste de la journée.

Je me retrouvais à 8h30 du matin à la frontière. J’envoyais un mail transmettant l’information. Ceci nécessite de grandes connaissances en traduction, car il faut assimiler l’information présentée par un Etat utilisant une langue qu’on n’avait jamais entendu.

Nous gardions le chauffage de la voiture constamment allumé. Nous y gardions nos sandwichs. Il suffit d’éteindre le chauffage durant une heure pour que les sandwichs tendres soient congelés. On y gardait, également, l’eau et le café afin de les garder en état liquide.

Après le passage sur antenne, on retournait à la voiture afin de nous réchauffer et de rester en vie. Il faisait -9° et -10°.

L’armée russe a-t-elle pris pour cible les civils et a causé des milliers de morts ?

Toute guerre provoque des pertes civiles. Bien évidemment, c’est triste. Il y a eu des décès au sein de la population civile ukrainienne suite à des bombardements. Néanmoins, on ne sait pas s’il s’agit de civils armés ou non. C’est aux experts d’y répondre.

L’armée russe, a-t-elle bombardé des maisons et infrastructures civiles telles que des immeubles ou des hôpitaux ?

Non, je n’ai pas vu cela.

Comptez-vous vous retrouver en Ukraine ?

On m’a demandé de garder mon passeport sur moi sept jours sur sept et 24 heures sur 24.

Comment les Ukrainiens se nourrissent-ils ?

La croix rouge et plusieurs autres organisations présentes sur place fournissent la nourriture et les médicaments aux Ukrainiens. J’ai même vu des photos de Russes envoyant des vivres en Ukraine. Personne ne va mourir de faim. Là n’est pas le problème ! Les citoyens se trouvent bloqués chez eux après deux ans de confinement suite à la propagation du Coronavirus. Il faut imaginer l’état mental des citoyens.

 

De quoi vous nourrissiez-vous ?

On avait droit à un seul repas par jour. On avait accès à du beurre et à de la confiture ou rarement à du fromage. Je me rappelle qu’on avait pris une pizza. On était content, car on allait manger une nourriture dont les épices étaient proches de celles de la méditerranée. On en avait mangé un petit bout puisqu’on avait perdu notre appétit. On l’a oublié sur le capot, car on devait passer sur antenne. A notre retour, elle était complètement congelée. On s’est mis à la frapper contre le mur. Les pommes étaient si congelées qu’elles se fracassaient lorsqu’on les lançait contre un mur.

 

 

 

Propos receuillis par Sofiene Ghoubantini

19/03/2022 | 11:21
9 min
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Commentaires
Abidi
Comme d'habitude
a posté le 20-03-2022 à 21:09
S'il y a un héros au monde, il est tunisien, s'il ya une vérité cela ne sortira que d'une bouche tunisienne, nous détenons la connaissance la sagesse et le plus important la solution à tout et pour preuve notre situation actuelle
SCHREVEL
Surprise '?'
a posté le 20-03-2022 à 11:11
Je n'ai pas lu ou vous étiez '?' apparemment pas très loin de la frontière roumaine '?' êtes vous rentré dans les terre, proche des zones de combat ? Comment pouvez vous dire : ' Contrairement aux réfugiés, j'ai remarqué qu'il s'agissait d'une guerre classique et non-pas d'une guérilla. Il n'y avait pas eu de bombardement massif de la part d'une grande puissance contre un petit pays.' ? Vous avez remarqué ce que les ukrainiens fuyant les combats n'ont pas remarqué ? Ou étiez vous pour dire qu'il n'y a pas de bombardement massif ? '? Kharkov ? A marioupol ? A kherson ? Ou étiez vous retranché près des bases arrières ? C'est un métier difficile mais qui implique de grandes responsabilités
zozo Zohra
SCHREVEL
a posté le à 13:52
D'ailleurs, mon ami, est outré du mensonges de certains reporters de grands médias.

Toute guerre n'est pas jolie mais au moins restons honnêtes et fiables
dff
fdf
a posté le 19-03-2022 à 16:08
Si je ne me trompe pas, le Danube bleu est composée par Johann Strauss et non pas Chostakovich.
zozo Zohra
SCHREVELS
a posté le à 11:49
Un autre copain journaliste raconte la même chose. On a besoin des journalistes neutres pour savoir la vérité dans ce tas de mensonges et de propagande que nous connaissons depuis quelques temps.

Vous savez très bien en état de guerre que la propagande, la manipulation et la fakes news sont la 2ème arme après les bombes.

Cuisiner
Nos diplomates
a posté le 19-03-2022 à 16:01
Faut pas oublier nos diplomates qui ont évacué nos 540 ressortissants.
Mouaten
Félicitations
a posté le 19-03-2022 à 14:10
Bravo monsieur
La chose la plus importante c'est votre vie qui est en danger
Donc Bravo ce n'est pas donné a tout le monde
Quant votre équipement ?
zozo Zohra
Quel courage
a posté le 19-03-2022 à 13:13
Risquer sa vie pour produire une information fiable et de qualité.
Bravo vous êtes très courageux.