L’écrivain tunisien Abdewahab Meddeb est décédé le 5 novembre 2014. Six de ses amis, familiers de l’œuvre, lui rendent ici hommage (Hamadi Redissi, Faouzia Charfi, Fethi Benslama, Ali Mezghani, Raja Benslama et Fadhel Jaziri).
Par ailleurs, l’Institut français de Tunisie (IFT) rendra hommage à l’écrivain disparu le 5 novembre 2024 à 18 heures. A l’occasion de la commémoration de la dixième année du décès, les éditions Albin Michel mettent en vente un inédit de l’auteur intitulé « L’Islam au croisement des cultures ».
« Le temps est un révélateur qui rend justice à ceux qui ont gardé leur lucidité dans l’exception et la solitude », Camus.
Un nouveau polygraphe
Abdelwahab Meddeb nous a quitté il y a dix ans, un 5 novembre. Ce texte rend hommage à l’ami et à l’écrivain. Meddeb est un polygraphe. Ecrire beaucoup sur des sujets variés est un exercice particulièrement prisé par les lettrés arabes à l’âge classique. On pouvait être écrivain, poète, historien, philosophe et juriste. Il suffisait de se plier au genre sans se poser la question de l’unité d’une œuvre mue par l’érudition, parfois futile. La spécialisation moderne des savoirs a déclassé cette figure démodée. Meddeb renouvelle la polygraphie sur de nouvelles bases, en faisant entendre plusieurs voix dans un même texte et en faisant dialoguer des textes dans une sorte de « polyphonie intertextuelle ». Un même texte superpose plusieurs couches d’écritures sédimentaires : c’est un palimpseste, aime-t-il à répéter. Il se voit dans le projet de la littérature universelle, la Weltliteratur appelée par Goethe de ses vœux, alimentée par les traditions littéraires nationales et servie par la traduction que Meddeb pratiquait avec brio.
Un Muhajir d’Occident
Meddeb a édité deux fois L’Exil occidental, le récit visionnaire de Sohrawardi, sur l’emprisonnement de l’âme dans la matière. Il le commente (aux éditions Fata Morgana, 1993) et il l’insère dans sa propre quête onirique (aux éditions Albin Michel, 2005). Il en est littéralement fasciné. Il pense qu’il lui est adressé, personnellement. Al ghorba al-gharbiyya associe l’exil (ghorba) et l’Occident (gharb). Sohrawardi utilise aussi le terme hijra pour dire l’exil. Le héros sohrawardien aspire à regagner le sol natal oriental, baigner dans les lumières d’Orient, au lever du soleil. Mais il est prisonnier de la matière, là où le soleil se couche, en Occident. Le Muhajir d’Occident est d’Orient. Meddeb retrace son propre parcours de l’enfance à la hijra. Aimant à voyager, multiplier les lieux de séjours, vagabonder dans les dédales de la ville arabe, arpentant les rues de Tunis et de toutes les villes arabes qu’il a visitées, le Caire, Cordoue, Damas et Marrakech. Il dit dans L’exil occidental avoir contracté « le goût de l’errance » et « le culte de la trace » en récitant gamin les odes des poètes préislamiques. Il a déjà fait l’expérience littéraire de la hijra en Occident dans Talismano (1979), un roman philosophique qui commence par cette phrase (premier chapitre) « Me voici de retour exprimé ville à dédale, ému à me distraire d’enfance : à retrouver des saveurs anciennes à travers les déduits de Tunis ». Et à la fin du roman, le retour à l’origine orientale fait appel à Agar (Hejer), la mère d’Ismaël forcée à l’exil. Hejer et hijra dérivent de la racine trilitère : h, j r. Mais l’exil n’est pas que séparation. C’est le lieu du séjour de l’étranger, entre hospitalité et hostilité, hospis et hostis. Sur les traces de Derrida relisant Vers la paix perpétuelle de Kant, Meddeb plaide pour un droit cosmopolite (fondé sur la citoyenneté d’individus libres) accordant à l’étranger le droit de résidence dans le strict respect des lois du pays.
La double généalogie
Abdelwahab Meddeb accomplit sa hijra, de Tunis à Paris « où, dit-il dans La maladie de l’islam (2002), je continue à entretenir ma généalogie islamique et de la croiser avec mon autre généalogie européenne ». La double généalogie est une double filiation, une double dette, une double allégeance. Meddeb se situe au croisement des sites et des trajectoires, entre ancien et moderne, passé et futur, rationnel et non-rationnel, dans ce Maghreb, à la fois Occident de l’Orient et Orient de l’Occident. Meddeb n’a cessé d’être dans l’entre-deux, de traverser, de parcourir, de sillonner, de chevaucher.
Les deux Meddeb
Il y a deux Meddeb. Le premier est l’homme des lettres. Tous ceux qui ont écrit sur Talismano louent le caractère transgressif du roman, indocile et dionysiaque, blasphématoire même. Phantasia (1986) est aussi un livre d’errance et de déambulations, prenant pour guide Ibn ‘Arabi (qui fait sa première entrée dans l’univers de l’auteur) et pour personnage central Aya (traduisons « verset »), symbolisant la beauté et l’érotisme, une figure qui chemine dans les écrits de Meddeb jusqu’au Poète en portrait soufi (2014), son dernier livre. La maladie de l’islam est un tournant. L’écrivain maghrébin d’expression française devient un penseur de la modernité arabo-islamique. Ni théoricien ni historien. Non plus un théologien ruminant le Livre. Son style gagne en clarté et son rapport à la langue française est apaisé. Quoiqu’écrit dans l’urgence après les événements tragiques du Word Trade Center, le livre consacre un essayiste érudit et engagé. Souverain. Mais le « premier » Meddeb ne disparaît pas dans le « second ». Encore présentes les notions d’écart, d’errance, de croisement, d’intertextualité, d’hybridité, d’entre-deux généalogique. Le souffle soufi anime l’écriture et les figures d’Ibn Arabi et d’Aya veillent.
Le livre de la guérison
La maladie de l’islam fait dans la métaphore médicale. La thèse : l’intégrisme est la maladie qui ronge le corps de l’islam, comme le fanatisme est la maladie du catholicisme (dans le Traité de la tolérance de Voltaire, 1763) et le nazisme, la maladie de l’Allemagne (dans le Journal du Dr Faustus de Thomas Mann, 1947). Prudent, l’auteur écrit : « Je ne confonds pas l’islam avec sa maladie même si je repère la part indéniable qui y prédispose ». Le livre Sortir de la malédiction est également un « traité de guérison », un Kitab al-Shifa (actualisant la métaphore du Livre de la guérison d’Avicenne). Pari de civilisation (2009) s’ouvre avec une citation du théosophe Molla Sadra mise en épigraphie sur le remède à la maladie qu’on a en soi. Intéressant. Pari prolonge, dit-il, quatre livres (La maladie de l’islam, 2002, Face à l’islam, 2004, Contre-prêches, 2006, et Sortir de la malédiction, 2008). Ce bloc de livres va au-delà de la dénonciation savante de l’islamisme pour aborder les questions de fond qui agitent l’islam moderne. Trois thèmes nous semblent essentiels. D’abord, la violence. Dans Face à l’islam, il écrit : « Je le répète encore une fois : le Coran porte dans sa lettre la violence, l’appel à la guerre. La recommandation de tuer les ennemis et les récalcitrants n‘est pas une invention malveillante, elle est dans le texte même du Coran ». Mais la violence n’est pas propre à l’islam. « Il y a dans les révélations monothéistes une part guerrière, fanatique, violente, redoutable », écrit-il dans La maladie de l’islam. Il se penche sur les deux modes de violence projetée dans le Coran, contre les gens du Livre (9 : 29) et contre les impies (9 : 5). Dans Pari de civilisation, Meddeb rappelle que le judaïsme est marqué du sceau de cette violence, à commencer par l’épisode du veau d’or où 3000 personnes ont été tués (Exode, 32, 28). Ou encore le massacre de Jéricho où même les bêtes n’ont pas été épargnées (Josué, 6, 21). Meddeb propose alors de relire le Texte, en suivant la recommandation de son maître Ibn Arabi : « Sois Coran en toi-même » (kun kur’an fi nafsika). Ensuite, le théologico-politique. Meddeb critique les deux volets, la consubstantialité du politique et du religieux et l’institution de la charia comme norme fondamentale. Enfin, la femme. Meddeb reprend les réformateurs favorables à son émancipation (Qacim Amin, Abdoh, Hoda Sha’rawi qui ôte son voile en 1926 et Tahar al-Haddad). Il approuve l’imamat des femmes (Amina Wadud à New York) dans Contre-prêches, rappelant qu’Averroès en évoque la possibilité. Il met en lumière la parenté et le contraste entre voile et dévoilement dans deux séries de versets : l’un ordonne de demander quelque chose aux épouses du prophète « de derrière un voile » (33 : 53) et l’autre qui dit que Dieu parle au mortel par révélation ou de derrière un voile (42, 51). Dans, « Dissymétrie et inégalités des sexes », la section 28 de Sortir de la malédiction, il est indiqué que nulle part le voile sur les cheveux n’est mentionné dans le Coran, le khimar étant un châle qu’on rabat sur le buste.
Le diagnostic appelle un remède. Externe, il consiste à reconnaître l’islam, cet « inconsolé de la destitution » parmi les grandes croyances. Il s’adresse à l’Amérique, le juge de l’univers, lui demandant de peser de tout son poids afin d’imposer la solution « raisonnable » des deux États souverains au Moyen-Orient où « le rêve sioniste a créé le cauchemar palestinien ». Il évoque l’implication de Sharon dans les massacres de Sabra et Chatila, le racisme anti-arabe de certains milieux rabbiniques. En janvier 2009, il a parlé dans « Pornographie de l’horreur », une contribution au journal Le Monde à propos de Gaza, d’Israël comme d’un « État aveuglé par sa puissance ». Le remède interne est dans la tolérance à partir de l’exégèse de deux versets, l’un qui exclut la contrainte en matière de religion (2 : 256) et l’autre qui égalise entre les religions révélées qui auront à se disputer de la plus belle des manières (29 :46). La tolérance trouve sa source dans un extrait de L'Interprète des désirs d’Ibn ‘Arabi : « Mon cœur est devenu capable d'accueillir Toute forme. Il est pâturage pour gazelles et abbaye pour moines ! Il est temple pour idoles et la Ka'ba pour qui en fait le tour. Il est les tables de la Torah et les feuillets du Coran ! La religion que je professe est celle de l'amour ». Mais le remède radical contre le fanatisme est la raison. Elle unit, là où les religions divisent. Face à l’islam met l’accent sur la liberté, condition de toute réforme de l’islam. Meddeb était un esprit tourmenté. Il est parti dans l’amertume : « Je vous quitte avec beaucoup de douleurs et peu d’espoir », disait le grand écrivain Tah Hussein en 1974, quelques semaines avant son décès à l’intellectuel de gauche Ghali Shokri, que Meddeb cite dans Sortir de la malédiction. Paix à son âme !
Hamadi Redissi, Faouzia Charfi, Fethi Benslama, Ali Mezghani, Raja Benslama et Fadhel Jaziri
Sa pensée est profonde, lucide et même visionnaire. C'était un authentique intellectuel, un gentilhomme au sens exact du terme, une des dernières incarnations du potentiel de renouveau sociétal et culturel de la Tunisie. Laquelle, aujourd'hui , plonge silencieusement dans l'isolement, l'oubli et la déchéance clownesque.
Parce que Meddeb était grand et humble à la fois, universel, érudit mais désabusé, il ne peut qu'être totalement ignoré par les Tunisiens de 2025. Un géant de l'universalisme humaniste dont l'?uvre est radicalement étrangère a la société tunisienne actuelle, devenue une caricature obscène de ce qu'elle a été après plus de 1200 ans de civilisation féconde .
Pratiquement personne aujourd'hui en Tunisie n'est capable de comprendre l'?uvre et la démarche intellectuelle de Si Abdelwaheb, ni en quoi cette '?uvre est le fruit authentique de la pensée tunisienne.
Profondément attaché à ses racines, descendant direct d'une des familles les plus représentatives du patrimoine culturel tunisien, il savait depuis longtemps , lui, que la Tunisie était morte, et que ce que l'on s'évertue aujourd'hui à singer n'est qu'une caricature hideuse et malsaine.
En des temps d'indigence et de déchéance, l'oubli ou l'ignorance constituent ainsi une grâce.