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Tunisie - Manifester sur l'Avenue Habib Bourguiba: Désobéissance civile?
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Le 25 mars 2012, des hommes et des femmes de théâtre avaient obtenu l’autorisation du ministère de l’Intérieur pour produire un spectacle en plein air, sur l’avenue Habib Bourguiba, à l’occasion de la Journée du théâtre.
À quelques mètres, au niveau de l’horloge de la place du 14 janvier, des salafistes manifestaient pour l’application de la Chariâa, escaladaient l’horloge, appelaient au meurtre de Béji Caïd Essebsi et des juifs. Ces derniers avaient reçu, au dernier moment, l’autorisation de manifester entre la gare de TGM et la place de l’horloge. C’est du moins ce qu’avait affirmé le ministère… même si les circonstances de l’autorisation de la manifestation restent floues… même si autoriser deux manifestations, à quelques mètres l’une de l’autre peut être considéré comme une erreur grave d’appréciation… même si les salafistes ont fini par envahir l’avenue Habib Bourguiba, par agresser les artistes et par appeler au meurtre, tout en étant défendus par la suite par ce même ministère et sans que la police n’intervienne.
Malgré ses multiples erreurs de jugement, le ministère décide, trois jours après ces incidents, d’interdire à tous le droit de manifester sur la célèbre avenue. Est-il alors possible d’outrepasser une décision jugée illégitime en appelant à la désobéissance civile?
Du point de vue strictement légal, Jaouhar Ben Mbarek a trouvé la faille. La décision prise par le ministère de l’Intérieur d’interdire les manifestations sur l’avenue Habib Bourguiba n’a pas été publiée dans le journal officiel. Ainsi, les manifestants ne contreviendraient pas à la loi en outrepassant cette interdiction. Mais si nous allons plus loin, il est également possible de prétexter la prolongation de l’état d’urgence, un état d’urgence qui, s’il était respecté, permettrait d’interdire toute forme de manifestation ou de rassemblement, à travers toute la Tunisie. Un état d’urgence qui permet de restaurer un couvre-feu ou prendre des mesures dites sécuritaires à tout moment. Mais malgré l’état d’urgence, les manifestations ne sont pas interdites par le pouvoir en place, si ce n’était l’avenue Habib Bourguiba. La législation dans ce cas précis est donc faillible et il est difficile de s’y référer strictement.
D’un point de vue pratique, le ministère de l’Intérieur a émis une décision unilatérale. Cette décision a été transmise aux forces de l’ordre qui sont, théoriquement, tenues de la respecter. C’est ce qui s’est passé ce samedi 7 avril 2012 lors de la manifestation des diplômés chômeurs au centre-ville de Tunis.
Prévu initialement devant le Théâtre municipal, le rassemblement a eu lieu au niveau de la Place Mohamed-Ali. Mais en tentant de défier les forces de l’ordre pour accéder à l’avenue Habib Bourguiba, les manifestants ont été violemment repoussés, certains tabassés, et la police a usé de gaz lacrymogènes pour disperser les protestataires. Dans cette période transitoire, sans légitimité constitutionnelle, avec des lois qui émanent encore de la politique répressive de la dictature de Ben Ali, le ministère de l’Intérieur a-t-il intérêt à se montrer intransigeant et sévère, ou à revenir sur cette décision jugée liberticide, pour assurer le calme et la sécurité ?
D’un point de vue empirique, les manifestants du 14 janvier devant le ministère de l’Intérieur étaient également dans l’illégalité. Mais personne ne remettrait en cause la légitimité de cette manifestation et de celles qui ont précédé, au nom de la désobéissance civile. Un concept original par lequel il est possible de refuser de se soumettre à une loi si celle-ci est jugée inique et arbitraire.
L’arbitraire de la loi interdisant de manifester sur l’avenue Habib Bourguiba peut aisément être démontré. Celle-ci a été édictée suite à une erreur du ministère de l’Intérieur d’autoriser deux manifestations opposées au même endroit et par l’inaptitude des forces de l’ordre à faire respecter… l’ordre.
Le ministère de l’Intérieur invoque les plaintes prétendument reçues par les commerçants suite aux problèmes survenus sur l’avenue. Le 20 mars pourtant, lorsque des milliers de manifestants se sont rassemblés sur la même avenue, aucune dérive n’a été constatée, les commerces étaient ouverts, les cafés faisaient le plein et les boutiques accueillaient de nouveaux clients. Le problème d’insécurité sur l’avenue Habib Bourguiba n’a donc concerné qu’une minorité de contrevenants, et la responsabilité de ces incidents incombe, comme cela a été évoqué, au ministère de l’Intérieur et ses erreurs d’appréciation. Comment alors demander à ceux qui manifestent pacifiquement, lors des fêtes, que ce soit celle du théâtre, de l’indépendance ou demain, celle à la mémoire des martyrs, de se soumettre à une telle interdiction, alors même que les fauteurs de trouble sont défendus par le pouvoir en place?
C’est en partant de cette logique que les différents représentants de la société civile, les syndicalistes et les partis dits démocrates et progressistes ont décidé d’appeler à manifester sur la principale artère de Tunis. « L’avenue Habib Bourguiba est un symbole de la révolution, cette avenue appartient au peuple, et il est inconcevable qu’un parti qui se dit légitime et qui est élu démocratiquement nous interdise d’y manifester », a déclaré en ce sens Maya Jribi lors de la cérémonie d’ouverture du Congrès du PDP. Le secrétaire général adjoint de l’UGTT appuie cette prise de position en appelant à manifester demain 9 avril à la mémoire des martyrs et le 1er mai pour la fête du travail, sur cette même avenue.
Pour édifier un Etat de droit, les représentants de l’Etat doivent faire respecter les lois qu’ils édictent. Mais pour que ces lois soient respectées, celles-ci doivent être légitimes et assimilées comme telles par la population. La légitimité des urnes ne suffit pas et si les lois sont jugées liberticides, la légitimité d’une « désobéissance civile » afin de garantir la liberté peut prévaloir. Mais ces considérations sont le fait de la subjectivité de ses auteurs et le pouvoir en place, dans cette période transitoire, a la lourde tâche d’instaurer l’équilibre entre la légitimité et la législation. Demain 9 avril, à la mémoire des martyrs, la société civile appelle à manifester sur l’avenue interdite, au nom de cette légitimité. Ali Laârayedh aura donc un choix à faire. Soit faire respecter ses décisions, quitte à se montrer inique et redonner une image d’un Etat policier arbitraire, soit se rétracter et redonner au peuple son droit à manifester en ce lieu symbolique. Serait-ce un aveu de faiblesse ou de bon sens que de revenir sur cette décision?
Monia Ben Hamadi
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