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Tunisie - Que peut le nouveau patronat tunisien face aux revendications des industriels ?

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Les maux et les limites de l’économie et de l’industrie tunisiennes étaient déjà débattus dans les tables rondes et les conférences d’avant le 14 janvier. Même si la marge de manœuvre était limitée pour permettre des réformes efficaces, le diagnostic faisait l’unanimité : entreprises familiales aux modes de gouvernance opaques, middle management insuffisant (en mesure d’absorber les diplômés du supérieur), manque de spécialisation, très peu de création de valeurs, une industrie de la sous-traitance à faible valeur ajoutée… Une rencontre à l’UTICA autour des conflits sociaux n’a pas manqué de laisser transparaître en filigrane une situation qui se gâte depuis un moment déjà.
Et dire qu’en ce moment, on continue à faire éterniser les débats au sein de la Constituante qui aurait dû passer aux choses sérieuses avec, notamment, les discussions budgétaires et la recherche des moyens susceptibles de remédier au blocage économiques et sociaux actuels.
L’UTICA était inféodée au pouvoir et la classe affaires profitait d’une proximité douteuse avec la famille. La déconfiture de la syndicale patronale post-révolution, logiquement, n’était que plus prévisible. Après une période de flottement qui a laissé les coudées franches aux syndicats des travailleurs, la génération montante de l’UTICA semble reprendre les choses en main pour redresser la barre. Avec une femme à sa tête, en l’occurrence Wided Bouchamaoui, et un jeune businessman au physique d’éternel étudiant aux rênes de sa cellule sociale, à savoir Khalil Ghariani, le syndicat des patrons joue la carte de la séduction pour redorer son blason.
Oscillant entre le politiquement correct et la modération, le discours est lucide, sans provocation ni ostentation. Les bouleversements politiques sont assimilés et personne ne trouve rien à redire à la Révolution. On est même rassuré de constater que les trois grands partis politiques s’intéressent de près aux préoccupations des patrons. « La culture sociale moyenne » de la centrale est assumée. La nouvelle configuration syndicale et la surenchère qui s’ensuivit est constaté mais sans aucune agressivité. On évite l’affrontement direct. Le diagnostic des tensions sociales ne verse pas non plus dans le sensationnel ou l’alarmisme. Les grèves sauvages ne datent pas d’aujourd’hui : 326 en 2011, elles étaient déjà de 244 en 2008. Ce qui a changé c’est l’occupation des lieux et le blocage des entreprises qui s’étalent sur de longues périodes. L’agressivité avec laquelle ont été débarqués quelques patrons est, aussi, une nouvelle donne. Le constat est clair et un plan est en cours de préparation pour réinvestir le débat social. M. Ghariani considère qu’il est plus judicieux à titre d’exemple de proposer aux travailleurs une assurance chômage pour les périodes d’entre-deux emplois que de subir la revendication de plus en plus insistante des syndicats d’une allocation chômage.
Un discours qui n’a pas convaincu. Les interventions des dirigeants et des patrons participant au débat sont moins sereines, exprimant d’autres préoccupations. Le « monstre » UGTT agace visiblement mais les tensions sociales ne semblent pas être le souci premier. La première difficulté depuis quelques années est de recruter une main-d’œuvre motivée. La rentabilité des employés est en chute libre, constate un industriel. Et un licenciement coûte plus cher qu’un divorce, estime-t-il encore. La complicité des juges et des inspecteurs du travail avec les syndicalistes est pointé du doigt. Les normes ISO qui prévoient un nombre incalculables de toilettes, toilettes dans lesquels se refugient les tirs-au-flanc (salve d’applaudissement), agacent également notre patron.
Un autre se plaint de ce qu’il considère désormais comme le quatrième syndicat : la prière. A en croire ce témoignage, les ouvriers passeraient leurs journées à prier, on les surprendrait même à le faire dans les toilettes. La solution qu’il propose est radicale : instaurer le vendredi journée de repos hebdomadaire. Des interventions qui dévient sur un terrain glissant et Wided Bouchamaoui recadre tout de suite notre capitaine d’industrie. « On ne remettra pas en en cause nos coutumes et nos traditions ». Il ne fallait pas se fier à son ensemble en velours pourpre, la jeune dirigeante est visiblement une femme à poigne.
Les témoignages se suivent et se ressemblent. Tous mettent en cause le système éducatif. La Tunisie disposerait de beaucoup de trop de diplômés du supérieur, de bacheliers et très peu de techniciens. Même dans les filières professionnelles il y aurait trop de BTP et insuffisamment de CAP. En cause, également, l’évolution sociale de ces trente dernières années. Le niveau de vie des tunisiens a évolué rapidement les dispensant de se contenter de n’importe quel emploi. La directrice néerlandaise d’une usine textile offshore propose que les pouvoirs publics agissent sur la cherté de la vie pour qu’un salaire d’ouvrier redevienne attractif. En résumé, si on se fie à ses témoignages, le système ne fournirait plus la main-d’œuvre sous-qualifiée et défavorisée socialement nécessaire à la bonne marche de nos usines de sous-traitance.
Le message de l’UTICA était clair : « il faut assumer le dialogue social démocratique, qui est certainement dans sa mauvaise phase ». Du côté des industriels, les préoccupations sont ailleurs. Au-delà des nouvelles revendications sociales, c’est tout le tissu socio-économique qui menacerait leur existence. La problématique ne tardera pas à être débattue sur la place publique et par les nouvelles autorités. Le secteur de la sous-traitance a, certainement, participé au développement de l’économie nationale en étant un grand pourvoyeur d’emplois directs et indirects, et en étant une source principale avec le tourisme des entrées en devises. Mais dans une Tunisie qui aspire à franchir un cap, à investir dans l’économie de l’innovation et dans les secteurs à forte valeur ajoutée, comme on l’annonce pompeusement depuis quelques années, nous sommes en droit de nous poser des questions sur le bien-fondé de contenter les désidératas de patrons, ou plutôt de rentiers, qui abhorrent le risque et ne participent en rien, sinon très peu, à la création de valeur et au développement réel de l’économie nationale.
Autre élément à prendre en considération : l’aspiration des Tunisiens à des conditions de vie plus digne, démocratie oblige. Ce qui réduira encore plus la compétitivité de la Tunisie par rapport à des destinations offshore régies par des régimes autoritaires et où les partenaires sociaux sont encore contrôlés par le pouvoir, comme c’était le cas de la Tunisie, il n’y pas si longtemps. Autant se demander si les revendications des industriels correspondent aux aspirations de la société post-révolution et aux évolutions du tissu socio-économique. L’économie tunisienne devra-t-elle enfin faire sa révolution ? Politiques et opérateurs économiques ont du pain sur la planche.
Crédit photo : www.dessindepresse.com
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