
Les affaires de complot se suivent et se ressemblent. Le procès de l’une d’elles s’ouvre aujourd’hui et implique, comme la précédente, plusieurs personnalités politiques. Et comme la précédente, elle se distingue par un certain surréalisme. Rappel de quelques-unes des autres affaires et zoom sur celle dont le procès s’ouvre ce mardi 6 mai 2025.
Suivre le sinistre feuilleton judiciaire des affaires dites de complot contre l’État requiert un effort surhumain. Les historiens auront certainement beaucoup de mal à les recenser tant elles sont nombreuses, similaires et surréalistes.
Selon les sources, il y en a quatre, cinq, dix, voire quatorze.
La quatorzième a été révélée en janvier 2024 par l’avocat Samir Dilou et implique le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.
La treizième implique l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger.
La troisième implique le philosophe et lobbyiste français Bernard-Henri Lévy et, on ne sait trop comment, est devenue la première et appelée médiatiquement « affaire de complot 1 », puisque son procès a été ouvert le 4 mars et clôturé le 18 avril avec des peines allant jusqu’à 66 ans de prison, alors que la majorité des prévenus n’ont même pas été interrogés par le juge d’instruction, ni par le juge lors du procès.
La deuxième, appelée médiatiquement « l’affaire des 25 » ou « l’affaire Walid Balti », implique des personnalités médiatiques et politiques, dont des personnes totalement éloignées de la scène politique, à l’instar de la comédienne Sawsen Maalej. Il faut trouver un autre numéro à cette deuxième affaire, puisque ce numéro 2 a été attribué à celle qui s’ouvre aujourd’hui.
Quant à la toute première affaire, sachez qu’elle est encore à l’instruction et implique les députés qui se sont réunis virtuellement en mars 2022 pour décider que faire face au putsch de Kaïs Saïed quelques mois plus tôt.
Des affaires révélées au gré des humeurs judiciaires
Les affaires qui manquent à cette énumération nous sont inconnues. Elles se révèlent au gré des jours, selon les desiderata des instances judiciaires.
Telle celle qui s’ouvre aujourd’hui, mardi 6 mai 2025, et qu’on découvre, non sans surprise, dans l’agenda judiciaire. Elle portera le nom de « affaire de complot 2 » à la place de l’autre, puisqu’elle est la deuxième à voir son procès se tenir.
Parenthèse en passant, le procès sera présidé par le même juge controversé qui a présidé l’affaire de complot 1 aux verdicts surréalistes, et le même qui a présidé l’affaire d’envoi de Tunisiens en Syrie, dont les verdicts, bien lourds, ont été prononcés le week-end dernier.
Une constante : des opposants dans le box des accusés
Les détails de cette affaire manquent, mais elle a un point commun avec les autres : elles impliquent des personnalités politiques et médiatiques réputées pour leur opposition au régime.
Quoique, il y a des exceptions, quand on lit le nom de personnes totalement étrangères au paysage politique (telles que Sawsen Maalej ou Hattab Slama).
Si les détails manquent, c’est à cause d’un autre point commun qui relie toutes ces affaires : le silence total des autorités judiciaires.
Aucune communication, en dépit des polémiques suscitées et de l’identité des prévenus. Tout au long des instructions, on a interdit aux médias de traiter ces affaires, au vu de leur dangerosité supposée.
Au final, il y a lieu de s’interroger sur le sérieux de toutes ces affaires. D’un côté, on a de très graves accusations ; de l’autre, on a très peu de faits tangibles.
À la lecture des PV d’audition (qu’il nous est interdit de communiquer au public), on peut même se tordre de rire tant le ridicule le dispute à l’aberration.
Zoom sur l’affaire « Complot 2 »
Qu’en est-il pour l’affaire qui s’ouvre aujourd’hui et qui porte désormais le numéro 2, alors que précédemment elle portait le numéro 4 ?
Cette affaire implique au moins 21 prévenus – peut-être davantage – et a été ouverte en mai 2023. Tout comme l'affaire de complot 1, elle repose, elle aussi, sur des témoignages anonymes attribués à "X".
Parmi les inculpés figurent plusieurs détenus, notamment :
Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha (déjà condamné à 22 ans de prison dans l’affaire Instalingo) ;
Habib Ellouze, dirigeant du même parti ;
Kamel Bachir Bedoui, ancien militaire lié au groupe de « Baraket Essahel », présenté comme une figure centrale de « l’appareil sécuritaire secret » d’Ennahdha (condamné à treize ans dans la première affaire de complot) ;
Rayan Hamzaoui, ex-président du conseil municipal dissous d’Ezzahra ;
Abdelkarim Laâbidi, ancien chef de la brigade de protection des avions (condamné à 26 ans dans l’affaire des départs vers la Syrie) ;
Fathi Beldi, ancien responsable à la direction des frontières et des étrangers (également condamné à 26 ans) ;
Mehrez Zouari, ancien directeur général des services spécialisés du ministère de l’Intérieur.
D’autres personnalités sont poursuivies en état de fuite :
Rafik Abdessalem (34 ans dans l’affaire Instalingo),
Lotfi Zitoun (35 ans),
Adel Daadaâ (35 ans),
Mouadh Ghannouchi (35 ans),
Mustapha Khedher (5 ans dans l’affaire de l’assassinat de Mohamed Brahmi),
Maher Zid, ancien député,
Youssef Chahed, ancien chef du gouvernement,
Nadia Akacha, ex-directrice du cabinet présidentiel (33 ans dans la première affaire de complot),
Kamel Guizani, ex-directeur général de la sûreté nationale (également 33 ans).
Les charges retenues portent sur la constitution d’une entente en vue de conspirer contre la sûreté intérieure de l’État, et sur l’incitation à commettre des actes terroristes sur le sol tunisien.
Selon plusieurs avocats, les aberrations contenues dans cette affaire ne diffèrent pas trop de la première.
Le procès ne se déroulera pas dans des conditions ordinaires et aura lieu à distance, comme la première affaire de complot il y a huit semaines, et comme celle de l’envoi de terroristes vers la Syrie la semaine dernière.
Une justice en mode automatique
Ce nouveau procès, comme les précédents, soulève davantage de questions qu’il n’apporte de réponses. Le flou procédural, la gravité des accusations, le silence institutionnel et l’hétérogénéité des prévenus laissent planer une même impression d’inquiétante étrangeté.
Depuis mars 2022, date du déclenchement de la première procédure liée aux députés ayant siégé virtuellement, les affaires de complot s’enchaînent à un rythme irrégulier mais obsessionnel. Chaque fois, le même schéma : des accusations aussi graves que vagues, des instructions opaques, des prévenus aussi divers qu’improbables, et une audience finale précipitée, parfois à distance, parfois à huis clos, parfois sans même que les accusés ne soient entendus. Le tout dans un silence radio du ministère public, comme si le secret valait preuve.
Il ne s’agit plus d’affaires judiciaires au sens classique du terme, mais d’une mécanique bien huilée qui semble tourner toute seule, sans frein ni contrôle. Un logiciel muet où l’on injecte des noms — souvent ceux d’opposants —, et qui recrache automatiquement des accusations de complot, des chefs d’inculpation en rafale et des verdicts lourds, parfois surréalistes. Les instructions sont bâclées, les jugements expéditifs, les recours ignorés ou retardés. Et pendant ce temps, les mis en cause croupissent en prison ou fuient à l’étranger.
Un feuilleton kafkaïen à épisodes multiples
Chaque affaire promet d’être la dernière, mais une autre surgit. Plus absurde, plus confuse, plus démonstrative que la précédente. À force de diluer le droit dans le fantasme du complot, on a fini par produire un droit parallèle, fait d’allégations, d’intuitions sécuritaires et de procédures d’exception devenues la norme. On ne distingue plus le vrai du faux, le sérieux du grotesque, la faute pénale du règlement de compte politique.
Le plus préoccupant est que cette inflation judiciaire n’a produit, à ce jour, aucun effet dissuasif ni apaisant. Elle entretient au contraire un climat de tension permanente, où la peur du coup suivant empêche toute forme de débat public serein. L’État, censé protéger le droit, devient son fossoyeur silencieux, et la justice, censée éclairer les faits, devient le bras armé de l’ombre.
Quatorze affaires, peut-être plus. Des dizaines de noms, des centaines d’années de prison prononcées. Et toujours cette même question, lancinante, qui traverse tous les bancs de la défense : où sont les faits ?
Raouf Ben Hédi
