Ce n’est pas Ben Salmane le danger
Par Synda Tajine
A première vue –on n’a même pas besoin de regarder de près - l’emballement collectif et la frénésie générale, l’événement de la semaine serait incontestablement la venue du prince héritier saoudien en Tunisie. Je ne suis pas de cet avis.
D’accord, cette venue a de quoi choquer et l’indignation collective est parfaitement compréhensible. Mais tout cet emballement ne changera rien au fait qu’un journaliste, dans l’exercice de son métier, ait été découpé comme un vulgaire morceau de viande sous un Etat dictatorial, répressif et sanguinaire. Les manifestations et la sympathie générale avec cette « cause mondiale » ne changeront rien aujourd’hui au fait que le mal ait déjà été fait et que l’affaire est entrée dans les esprits comme une barbarie de plus du régime saoudien.
L’assassinat, l’horrible assassinat, de Jamel Kashoggi, restera dans les annales comme cet acte d’une barbarie sans nom qu’on a infligé à un journaliste dans l’impunité la plus totale. Un acte banalisé aujourd’hui, qui est devenu l’image caricaturale d’un régime qui n’est certes pas à son coup d’essai. Des déguisements ensanglantés, des caricatures acerbes et des manifestations dispersées, rien de très sérieux donc. L’assassinat de Jamel Kashoggi, peu importe ses orientations politiques où les eaux troubles dans lesquelles il baignait, fait partie aujourd’hui du folklore populaire. Un crime qui suscite des haut-le-cœur, mais qui est devenu largement accepté. On l’oubliera d’ici quelques mois, et il y en aura d’autres. Des politiques, des militants, des citoyens et d’autres journalistes qu’on décapitera et qu’on découpera dans l’indifférence généralisée ou qu’on se contentera de faire disparaitre de manière « plus douce » et « moins choquante » pour l’opinion publique. Oui car l’opinion publique a la mémoire courte, très courte.
Mais loin de l’affaire Kashoggi, l’événement de la semaine en Tunisie est tuniso-tunisien. Une affaire largement banalisée face à une autre sur laquelle il ne sert plus à rien de s’attarder.
Un secrétaire général d’un parti au pouvoir qui dénonce un putsch armé fomenté par ceux qui sont déjà au pouvoir…pour prendre le pouvoir. Et des révélations d’un comité de défense sur un plan d’assassinat ayant visé, il y a cinq ans, l’actuel président de la République, mais aussi le président français de l’époque. Rien que ça !
De nouveaux détails sur le supposé appareil armé appartenant, ou ayant appartenu, au parti Ennahdha (un autre parti au pouvoir) font surface par bribes. Une détérioration de preuves, des noms proches de l’actuel président d’Ennahdha Rached Ghannouchi, et les promesses d’autres révélations « délicates ».
Le président de la République reçoit les membres du comité de défense Belaïd-Brahmi qui lui demandent de prendre les choses en main - car la justice ne le ferait pas suffisamment bien – et de créer une commission qui sera chargée de l’affaire. Des révélations contre son allié d’hier et allié de son ennemi d’aujourd’hui sont à l’ordre du jour.
De son côté, Ennahdha, allié de son ennemi d’aujourd’hui, s’empresse de dénoncer ces « manœuvres ». Que la présidence de la République se mêle de l’affaire et montre qu’elle a été appelée à se substituer à une justice qu’on accuse de ne pas bien faire son travail est tout de même assez dangereux. La page de la présidence de la République adopte les accusations faites par les membres du comité de défense et montre qu’elle est appelée à y donner suite.
Si les révélations du comité de défense sont à prendre très au sérieux, la présidence s’écarte encore de son obligation de rester neutre et au-dessus de tout tiraillement mais y saute les pieds joints. Une nouvelle occasion de resserrer encore plus l’étau sur Ennahdha et de la confiner au sombre petit coin de son passé terroriste. Il est évident que si Carthage s’adonne à ce jeu, ce n’est certes pas dans le but noble et suprême du haut intérêt national.
Regardez bien, de l’autre côté, Slim Riahi part sur une chaîne étrangère porter des accusations de la plus grande gravité contre le pouvoir en place qu’il accuse de fomenter un putsch armé. Il dépose ainsi une plainte contre le chef du gouvernement, le responsable de la communication de la Primature, l’ancien chef de cabinet du président de la République, le directeur de la Sécurité présidentielle et un membre fondateur de Nidaa Tounes. Slim Riahi affirme détenir des preuves de ses allégations, des photos et des enregistrements prouvant ses dires et accuse ses adversaires de « complot contre la sûreté de l’Etat ». Des accusations graves, soutenues par le silence complice de la présidence de la République qui ne rate pas l’occasion d’y remettre une couche.
Ce qui se passe sur la scène politique nationale dépasse les petites chamailleries politiques. On en vient à du lourd, on parle d’armes, de conflit armé et de putsch. On en vient à des accusations de la plus haute gravité dans lesquelles la justice devra trancher au plus vite. 2019 s’annonce mouvementée, tout ça est loin, très loin, de l’affaire Kashoggi…