
Rénover un toit d’école délabré dans une commune rurale ? Cela devrait être une évidence. Mais en Tunisie, ce type d’opération devient un véritable parcours du combattant à cause du Décret n° 2014-1039 du 13 mars 2014, censé encadrer les marchés publics. Derrière les intentions louables de transparence et d’égalité d’accès, ce texte révèle sur le terrain une lourdeur procédurale déconnectée des réalités locales. Dans cet article, nous vous proposons une lecture critique de ce décret, illustrée par une simulation concrète qui met en évidence ses limites.
1. Décret n° 2014-1039 : que dit-il ?
Ce décret définit les règles à suivre pour tout achat ou prestation financé par des fonds publics. Voici les principales étapes qu’il impose :
Planification (Articles 5 à 7) : Chaque autorité contractante doit établir un plan annuel d’acquisitions, validé par le comité des marchés et publié officiellement.
Choix de la procédure (Articles 25 à 29) : Selon le montant et la nature de l’opération, il faut recourir à un appel d’offres national, international, ou à une procédure négociée exceptionnelle.
Publicité (Articles 30 à 37) : Les appels d’offres doivent être publiés dans des journaux officiels ou spécialisés, sauf dérogations justifiées.
Préparation du dossier (Articles 38 à 45) : Élaboration d’un cahier des charges détaillé, mentionnant les critères d’évaluation, les délais, et les conditions d’exécution.
Ouverture et analyse des offres (Articles 56 à 65) : Création d’une commission d’évaluation neutre qui ouvre et analyse les offres, souvent en plusieurs séances.
Attribution (Articles 66 à 71) : Le marché est attribué à l’offre économiquement la plus avantageuse, avec possibilité de recours.
Signature et exécution (Articles 72 à 84) : Une fois tous les feux verts obtenus, le contrat est signé et le projet démarre officiellement.
2. Une simulation réaliste : refaire le toit d’une école primaire à El Krib (Siliana)
La commune d’El Krib constate l’état catastrophique du toit d’une école. Des infiltrations menacent la sécurité des élèves. Un diagnostic conclut à la nécessité de refaire totalement la couverture.
Étape 1 : Planification : La commune n’avait pas prévu cette dépense dans son plan annuel. Elle doit convoquer une réunion exceptionnelle du conseil municipal, modifier le plan d’acquisition, le transmettre au gouvernorat, puis attendre validation.
Étape 2 : Choix de la procédure : Le coût estimé étant inférieur à 200 000 dinars, une consultation pourrait suffire. Mais la nature urgente du projet pousse certains élus à proposer un marché négocié. Il faut alors justifier l’urgence extrême (article 29) et obtenir l’accord de la direction régionale des marchés publics.
Étape 3 : Rédaction du cahier des charges : Un ingénieur du génie civil est sollicité pour rédiger les spécifications. Or, cette compétence manque dans la commune. Résultat : le dossier est mal rédigé, rejeté par l’instance de contrôle, puis repris après plusieurs semaines de va-et-vient.
Étape 4 : Publication et réception des offres : Une fois le cahier accepté, la commune publie l’appel à consultation dans un journal local. Trois entreprises postulent. Il faut constituer une commission technique. Deux membres sont absents, la réunion est reportée.
Étape 5 : Analyse et attribution : L’offre la moins chère est retenue. Mais un concurrent dépose un recours. Le processus est suspendu en attendant l’avis de la commission des marchés.
Étape 6 : Signature et démarrage : Trois mois après la première alerte, le marché est enfin signé. Les travaux débutent… à la veille des vacances d’été.
3. Ce que révèle cette simulation
Cette histoire, bien qu’hypothétique, s’inspire de cas réels vécus dans de nombreuses communes tunisiennes. Elle montre à quel point une procédure pensée pour des contextes stables et des administrations structurées devient contre-productive dans un environnement local, avec peu de ressources humaines et matérielles.
Ce décret, pensé pour garantir la transparence, finit parfois par pénaliser les citoyens, notamment les plus vulnérables. Il est temps d’ouvrir un débat sur une réforme pragmatique de la commande publique, qui conjugue rigueur et souplesse, transparence et réactivité.
La bonne gouvernance ne peut être synonyme d’immobilisme. Quand les textes deviennent un frein à l’action publique, c’est la population qui en paie le prix. Réformer le décret 2014-1039 ne signifie pas renoncer aux règles, mais adapter ces règles aux réalités du terrain.


