Interview de Faten Kallel : Je fais de la politique pour être dans l'action !
« Je n’aurais jamais pensé devenir secrétaire d’Etat, j’aime les surprises que réserve la vie et j’aime ce que je fais aujourd’hui » a confié la secrétaire d’Etat chargée de la Jeunesse dans une interview accordée à Business News.
Faten Kallel, 36 ans, l’une des plus jeunes responsables au sein du gouvernement d’union nationale de Youssef Chahed nous a expliqué son rôle en faveur d’une jeunesse plus responsable et épanouie ainsi que les objectifs qu’elle s’est fixée pour répondre aux préoccupations de ceux qui ont été la source de la révolution de 2011. Entretien.
Au sein du ministère de la Jeunesse et des Sports, il y a une ministre et deux secrétaires d’Etat. Ce dispositif a souvent été critiqué, est-il efficace selon vous ?
Le fait qu’il y ait une ministre et deux secrétaires d’Etat n’est pas propre au ministère de la Jeunesse et des Sports. Cette typologie du partage des responsabilités a toujours existé. En réalité, le caractère et la personnalité des gouvernants entrent beaucoup en jeu, il y a des personnes qui arrivent à s’entendre et d’autres pas. Par ailleurs, ce partage sous-entend qu’il y ait des facilités de gestion et un bon relationnel pour que chacun y trouve sa place. La ministre de tutelle, Majdouline Cherni, a le même âge que moi, nous sommes amies et il n’y a aucun protocole entre nous. Quand quelque chose me tracasse je le lui dis et vice versa. S’il y a un malentendu ça ne dure pas plus d’une demi-journée.
Vous avez déclaré être en faveur de la dépénalisation des drogues en Tunisie et du retrait des peines d’emprisonnement dans le cadre de la loi 52. Est-ce que cette position est aussi celle du gouvernement ?
Aujourd’hui, il y a un projet de loi d’initiative présidentielle qui est en pleine discussion. Ce que ce projet prévoit est de retarder la peine d’emprisonnement en donnant la possibilité au juge de s’orienter vers les circonstances atténuantes. Pour la première et la deuxième consommation de stupéfiants, ce sont des avertissements qui sont adressés aux consommateurs et ce n’est qu’à la troisième fois que la répression pénale interviendra.
Pour moi, la problématique de la consommation de cannabis ne doit pas être considérée comme un crime et une affaire de mœurs mais comme un impératif de santé publique. Il est indéniable que les drogues peuvent aggraver le fait de commettre des crimes, mais il ne va pas de soi que celui qui consomme du cannabis, par exemple, en commettra systématiquement.
Quelle serait votre approche de cette problématique ?
L’approche que je préconise est une sensibilisation en profondeur des jeunes.
En tant que fervente défenseuse des droits de l’Homme, je perçois la loi 52 comme ayant trait aux libertés et mon objectif final serait d’enrayer complètement les peines de prison. Ce point de vue est strictement personnel. Nous savons, de plus et après les constats établis, que les peines de prison n’ont mené à rien puisque les jeunes n’arrivent pas à faire le lien entre consommation de cannabis et prison. Par ailleurs, si on observe le classement établis par l’OMS, on voit bien que l’alcool est bien plus nocif que le cannabis !
Je voudrais également préciser une donnée importante que la plupart des jeunes ignore : le cannabis n’entraine pas de dépendance physique ! L’accoutumance est purement psychologique, le jeune a besoin de fumer pour oublier et se déconnecter de sa réalité. Ce qu’il faut traiter est donc cette souffrance qui existe en amont.
Par ailleurs, avec la pénurie de cannabis qui a eu lieu les dernières semaines, les jeunes se sont rabattus sur d’autres drogues présentes sur le marché ce qui constitue un problème majeur. Nous avons ainsi observé l’émergence de comportements dépressifs et suicidaires chez les jeunes qui, associés aux problèmes du chômage et de l’isolement, rendent la situation encore plus complexe. Prenons l’exemple de la consommation de l’ecstasy dont la chute génère de fortes dépressions et que les parents ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre. Il me parait primordial que ceux-ci doivent être capables de dire à leurs enfants que leur anxiété est due à la consommation de cette drogue. Ils doivent également être capables d’apprendre à gérer les échecs de leurs enfants au lieu de les cacher car nous avons toujours opté pour l’équilibre et le renforcement de la famille au détriment du contact plus libre avec les jeunes.
Autre exemple inédit, la consommation de Subutex, ce comprimé qui sert au sevrage et que les enfants réduisent en poudre pour se l’injecter en sous cutanée… Ceci est tout à fait horrible ! Nous en sommes responsables car nous ne communiquons pas sur les drogues et sur la différenciation qui devrait être établie entre drogues dures et drogues douces.
On parle de l'inexistence de centres de désintoxication en Tunisie, que pourriez-vous nous dire à ce propos?
Concernant l’absence de centres de désintoxication en Tunisie depuis 2011, je voudrais rappeler qu’en Tunisie il y a entre 6 et 7 mille détenus pour consommation de stupéfiants. Ces personnes coûtent à l’Etat près de 80 millions par an. Cet argent pourrait sans doute servir à construire deux ou trois centres de désintoxication… Emprisonner les gens parce qu’il n’y a pas de centre de désintoxication ne peut jamais être une alternative !
Il est également opportun de mettre en lumière l’échec de l’approche de sensibilisation instaurée par l’Etat. Ayant le monopole de la violence pour les jeunes, l’Etat est inaudible car c’est lui qui inflige les peines d’emprisonnement. En tant qu’autorité, nous ne sommes pas dans le cercle de confiance de ces jeunes qui pensent qu’ils se font emprisonner pour un simple joint. L’approche pénale et répressive empêche donc le rapprochement avec les jeunes et leur sensibilisation.
Comment remédier à l’ignorance et à la frustration sexuelle des jeunes Tunisiens selon vous ?
Je voudrais d’abord vous dire que les jeunes ne formulent jamais ce genre de revendication car c’est tabou. Il y a sur ce sujet deux volets importants, le premier niveau concerne l’éducation sexuelle à l’école.
Ainsi, durant le Congrès national pour la Jeunesse, un atelier Santé reproductive et sexuelle avait été mis en place et nous nous sommes alors aperçus que les jeunes avaient beaucoup de mal à parler de ce sujet car c’est très compliqué pour eux.
Il y a des statistiques sur les pratiques sexuelles répandues à l’âge de l’adolescence mais les jeunes ne sont pas dotés d’outils pour en parler librement. Ici, mon devoir est de donner les informations nécessaires aux jeunes sur les maladies sexuellement transmissibles et sur les grossesses non désirées.
Autres éléments, durant le dialogue national nous avons remarqué qu’un grand nombre de jeunes ne croient pas que le préservatif protège du Sida. Il y a une inconscience du danger de certaines pratiques et cela est très grave ! Par contre, les jeunes n’ont pas eu de mal à exprimer leur volonté de voir se mettre en place des cours d’éducation sexuelle à l’école.
Concernant le deuxième niveau, il implique les parents qui sont censés jouer un rôle crucial en parlant à leurs enfants de sexe de façon scientifique, détachée et concrète. Il est indéniable que le côté religieux est omniprésent. Par ailleurs, l’Etat ne peut pas tout faire et un jeune qui subit une agression sexuelle, par exemple, doit pouvoir être assez en confiance avec ses parents pour lui confier ce qu’il a subi.
Dans une intervention sur la Radio Nationale vous avez déclaré que 65% des jeunes sont attirés par la fonction publique, comment l’expliquez-vous ?
Oui, il y a un gros travail de communication à faire de la part de l’Etat. Communiquer sur les nouveaux modèles de réussite, le travail honnête et valoriser les jeunes qui ont réussi leurs parcours notamment dans les régions tunisiennes, où plusieurs d’entre eux réussissent sur la voie de l’entreprenariat.
Je prends l’exemple de l’activiste culturel Adnen Helali, qui est rentré d’Allemagne et a créé sa ferme en y instaurant une activité culturelle et qui, à lui seul, essaie de développer la région de Semmama à Kasserine.
A Gabès également, j’ai vu des dizaines de jeunes en train de monter leurs projets, c’est un parcours du combattant qui est le même que le jeune soit tunisien, français ou américain, car convaincre de la viabilité de son projet n’est pas une mince affaire. La vie ce n’est pas juste des diplômes et un poste ! Aujourd’hui avec les nouvelles technologies on doit aller beaucoup plus loin.
Pendant 30 ans, sous le règne de Habib Bourguiba, nous avions le modèle de réussite du fonctionnaire au col blanc et sous les 23 ans de régime de Zine El Abidine Ben Ali, le succès souriait aux mafieux qui savaient détourner les procédures.
Aujourd’hui ces deux modèles perdurent encore avec, depuis la révolution, une plus grande propension pour le modèle du fonctionnaire. Il est clair que nous voulons aller vers le mieux dans une Tunisie moderne, mais nous n’avons pas encore construit le modèle adéquat aux valeurs de notre démocratie naissante.
Les maisons de jeunes sont aujourd’hui désertées et détournées de leurs fonctions culturelles et socio-éducatives...
La problématique relative aux maisons de jeunes est que nous avons souvent voulu tout faire, et nous n’avons rien fait ! La nouvelle vision que nous comptons mettre en place est celle d’espaces qui font germer les talents dans le cadre d’une nouvelle génération de maisons de jeunes.
Tout d’abord, ce qu’il faut instaurer, c’est une nouvelle gouvernance plus moderne avec plus d’autonomie financière et une autre gestion des ressources humaines. Les maisons de jeunes devront également se doter d’un véritable système d’information qui puisse traiter toutes les activités que nous comptons mettre en place.
Le deuxième axe est celui de la diversification des services avec l’installation de coworking spaces, de fab labs, d’espaces d’écoute, d’intégration et d’orientation car pour les jeunes qui sont en difficultés, il est important de parler avec des psychologues et des pédagogues. De nouvelles activités en rapport avec l’art scénique, plastique, la musique mais aussi le sport sont prévues. Concernant le sport, il faudra se concentrer sur trois ou quatre sports nationaux pour que cela contribue à la performance du pays.
Est-ce que vous vous êtes fixée un objectif bien défini?
Concrètement, l’objectif n’est pas forcément d’aller dans de nouvelles constructions, mais d’optimiser les moyens et de s’orienter vers la qualité en ayant une bonne cartographie et un bon déploiement des services. On peut prendre l’exemple du centre culturel d'El Menzah 6.
Renouer avec ces espaces pour y faire germer les talents est un but à atteindre. L’Etat, la société civile et les bailleurs de fonds impliqués, fusionneront leurs forces pour créer une nouvelle dynamique et de nouvelles interactions. Ce schéma sera valable pour Tunis comme pour Kasserine. L’idée est d’élaborer un modèle qui sera déployé dans toutes les régions.
Existe-t-il un budget alloué à ce projet ?
Concernant les budgets alloués pour ce projet, ils émaneront de l’Etat en premier lieu et de bailleurs de fonds. D’ailleurs, ce projet commence déjà à en intéresser quelques-uns. Un cercle vertueux commence à voir le jour.
En Tunisie, les jeunes restent souvent dépendants de leurs parents jusqu’à un âge avancé, comment leur inculquer la valeur travail dès le plus jeune âge ?
Le premier axe est celui des espaces qui font germer les talents pour stimuler l’épanouissement grâce au civisme et au volontariat. A 14/15 ans, le jeune smart doit faire l’expérience de certains stages de survie et de stages d’intérêt général pour avoir une idée du monde du travail. Le tourisme et l’exploration géographique des jeunes est également un volet important. En Tunisie nous avons énormément d’auberges dans des endroits merveilleux à seulement 4 dinars la nuitée.
Le deuxième axe concerne l’égalité des jeunes grâce à leur autonomisation financière. Ainsi, à partir de 17, 18 ans le jeune doit comprendre qu’il doit se prendre en main et avoir une idée du financement de son parcours. Généralement, le schéma de financement est structuré par 3 composantes : le petit boulot, les prêts étudiants et les bourses d’études. J’ai moi-même fait des petits boulots en Tunisie où j’étais payé 100 dinars.
Il s’agit également d’instaurer la culture du travail-étudiant, qu’il soit saisonnier ou à mi-temps, cela sous-entend bien évidement l’élaboration de lois protectrices car le travail étudiant ne doit jamais être un substitut au travail traditionnel tel que nous l’entendons.
On vous a souvent critiquée lors de la tenue du Congrès national pour la Jeunesse, que répondez-vous à vos détracteurs ?
Aujourd’hui des personnes qui ne maitrisent pas leurs sujets parlent beaucoup. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que le Congrès pour la Jeunesse nous a permis de faire une analyse quantitative et qualitative de la jeunesse en Tunisie, en récoltant des données fondamentales sur les drogues et sur l’insatisfaction des jeunes par rapport aux prestations de l’Etat par exemple. Cette insatisfaction des jeunes est axée sur quatre services que sont le transport, la santé, les bureaux de l’emploi et les maisons de jeunes.
Le dialogue national qui a duré un mois et a précédé le Congrès a été plus que fructueux. S’arrêter sur l’aspect politico-politique de sa tenue est donc négligeable.
Autre élément observé durant le Congrès, les jeunes ne s’intéressent pas à l’axe du radicalisme, par contre ils ont parlé de citoyenneté et de leurs rapport avec les forces de l’ordre. C’est un angle d’analyse important, mais malheureusement tout le monde se concentre sur l’aspect financier du Congrès.
Par ailleurs, c’est également la première fois que l’Etat lui-même réalise une étude nationale sur la jeunesse. Auparavant, c’était des bailleurs de fonds étrangers qui réalisaient ce type d’études tels que la Banque mondiale, l’Union européenne ou les Nations-Unies et ce avec leurs propres stratégies et leurs propres visions.
Nous avons dépensé 230 mille dinars pour la tenue du Congrès et croyez-le, cette somme n’aurait pas suffi à équiper une seule maison de jeunes ! A ce prix, l’Etat a fait ce qu’il fallait !
En quoi consiste votre rôle au sein de Afek Tounes, quelles sont vos ambitions au niveau national ?
J’ai atterri à Afek Tounes durant les élections législatives de 2014, j’étais alors sur la liste de Tunis 2. J’ai commencé à travailler sur le développement de cette localité comme coordinatrice générale, puis je suis devenue membre du Conseil national et après vice-présidente. Aujourd’hui je suis membre du bureau politique d’Afek.
Concernant mes ambitions, je suis quelqu’un qui vit au présent de façon intense beaucoup plus que dans le passé ou dans le futur. Il est vrai qu’il y a au sein du gouvernement, des portefeuilles qui m’intéressent et mes idées fusent. D’ailleurs, si je fais de la politique c’est pour être dans l’action ! Je ne mets aucune limite et je ne me mets pas non plus de barre minimum pour ne pas être trop déçue et pour ne pas, non plus, être prétentieuse.
Au départ je n’avais jamais pensé au secrétariat d’Etat. Quand la liste de Afek Tounes a été présentée, c’est Yassine Brahim et Riadh Mouakher qui ont insisté pour que je présente mon CV. Aujourd’hui je vis pleinement mon poste en laissant place aux surprises de la vie.
Interview réalisée par Ikhlas Latif et Khawla Hamed