Docteurs tunisiens et employabilité : entre mythes et réalités
Entre le syndicat des enseignants du supérieur et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, un intervenant principal est resté en marge du débat : le docteur. Cinq docteurs ont pris la plume pour exprimer leur vision de leur situation et leur position par rapport à la politique du ministère.
Depuis son indépendance, la Tunisie a misé, par manque de ressources naturelles, sur l’enseignement comme vecteur principal de développement socio-économique. Cependant, depuis quelques années, un grand fossé s'est creusé entre le produit du système de l’enseignement supérieur tunisien et le modèle économique du pays. De nos jours, en Tunisie, plus on est diplômé moins on a de chance de trouver un travail qui valorise nos compétences. Ce problème touche même, et d’une manière plus dramatique, au plus haut diplôme délivré par l’Etat tunisien, le Doctorat, ce qui nous amène à tirer la sonnette d’alarme.
Bien avant 2010, l’Etat tunisien tronquait le chiffre de chercheurs d’emploi en utilisant le troisième cycle d’études comme tampon. On croyait que cette stratégie allait changer après la révolution, mais malheureusement cela n’a pas été le cas. En effet, le nombre d’étudiants inscrits en thèse de doctorat est passé de 8178 durant l’année universitaire 2011/2012 à 13264 durant l’année 2016/2017. En parallèle, le nombre de diplômes de doctorat délivrés est passé de 792 en 2010 à 1455 en 2016. Tout ceci en l’absence totale de stratégie pour la valorisation des travaux de recherche réalisés par les docteurs et encore moins de leurs compétences et de leur potentiel qui devraient tous les deux être mis au service du développement socio-économique du pays. Le doctorat est encore et toujours considéré comme un tampon pour diminuer le nombre de demandeurs d’emploi et non, comme il devrait l’être, un investissement prometteur dans le cadre d’une vision stratégique avec des objectifs bien définis permettant au pays de se hisser vers le rang des pays développés.
En effet, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique est « LE responsable » de la formation des nouvelles générations et futurs acteurs des différents secteurs socio-économiques et culturels du pays. C'est à lui de jouer le rôle de locomotive pour les différents secteurs, avoir une vision claire à long terme avec une stratégie bien rodée pour générer un « produit » efficace et de qualité. Il a aussi le devoir de promouvoir et de vendre son produit de recherche auprès des autres ministères. C’est au ministère de l’Enseignement supérieur de montrer la plus-value des docteurs dans les différents secteurs, public et privé, et non pas de les présenter comme un fardeau dont on veut à tout prix se débarrasser.
La question qui se pose est : Quelles sont les stratégies et les solutions mises en œuvre à court et à long termepar le ministère pour valoriser et exploiter voir absorber tous ces très hauts diplômés, son produit le plus précieux ? La réponse est … Rien ou presque!
Depuis un bon bout de temps, le ministère de l’Enseignement supérieur est parti en croisade pour convaincre l’opinion publique et les docteurs eux-mêmes de l’idée que l’Etat et le ministère de l’Enseignement lui-même n'ont plus la capacité de recruter les docteurs tunisiens (malgré le fait qu’il continue à en produire ... en masse !), car il n’en a pas réellement besoin. Mais qu’en est-il réellement? Nous allons essayer d’analyser les dernières statistiques publiées par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique lui-même pour l'année universitaire 2016/2017 pour tirer cette affaire au clair.
Selon leurs propres chiffres, l’université Tunisienne compte en plus des enseignants chercheurs titulaires d’un doctorat, 2719 enseignants issus de l’enseignement secondaire ce qui représente près de 12% du total des enseignants de l’université. Le même rapport mentionne que près de 10% (2110) des enseignants de l'université tunisienne sont des contractuels dont 741 ayant un grade autre que celui d’assistant/ maître assistant, technologue ou enseignant hospitalo-universitaire sans compter les étrangers qui sont au nombre de 206. Toujours pas assez de postes vacants pour les docteurs ? On entend souvent parler des heures supplémentaires dans l’enseignement supérieur, de leur nombre immense et du budget énorme qui leur est alloué sans pour autant avoir de chiffres réels. Pour avoir le chiffre exact, une demande d'accès à l'information a été déposée auprès du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Les documents officiels que nous avons obtenu laissent pour le moins perplexes.
En effet, le budget alloué par le ministère aux heures supplémentaires était de 29.758.000 DT en 2015, de 35.428.000 DT en 2016 et de 24.296.000 DT en 2017. Ceci met le point sur la mauvaise gestion du ministère avec la généralisation d'heures supplémentaires abusives qui s’ajoute à une sous-qualification d’une partie des enseignants au détriment des docteurs, conduisant à la dégradation de la qualité de l’enseignement. Notez, ici que le budget alloué seulement aux heures supplémentaires est resté toujours supérieur à celui de toutes les structures de recherche (laboratoires et unités de recherche) du pays, qui est passé de 25.700.000 DT en 2015 à 23.000.000 DT en 2016 puis à 14.000.000 DT en 2017. Encore une aberration tunisienne, surtout que le ministère n’arrête pas de clamer qu’il mène une politique de promotion et d’encouragement de la recherche scientifique « mais sur le terrain il en est autrement! »
Selon nos approximations, le budget alloué aux heures supplémentaires constituerait une charge horaire de plus de 2700 Maîtres assistants ou la charge salariale de 700 d'entre eux. Ce qui contredit encore une fois les dires du ministère selon lesquels l’université n’a plus besoin de nouvelles recrues.
Pour récapituler, d'un côté l’université tunisienne peine à recruter les docteurs, mais d'un autre elle dispose d’assez de ressources pour recruter 2719 enseignants issus de l’enseignement secondaire, 2110 enseignants contractuels et surtout pour dépenser plus d’argent dans les heures supplémentaires que dans la recherche scientifique. De l'autre côté de la rive, nous avons 7000 diplômes de doctorat qui ont été délivrés depuis 2010, plus de 3200 docteurs au chômage, sans oublier les 13.264 étudiants inscrits en thèse lors de l’année universitaire 2016/2017 et qui feront office de « futurs chômeurs » si rien n’est fait.
Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique est d’une importance critique pour le développement du pays. Cependant, l’université tunisienne est mise à mal par des années de bureaucratie, de réformes approximatives, de mauvaise gestion et d’absence de valorisation des travaux de recherche. Alors que le destin de cette élite est en suspend, le regard de tous les jeunes chercheurs (étudiants en thèse, en mastère et les docteurs en chômage) est tourné vers le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique qui compte annoncer son projet de réforme le 2 décembre prochain. Tous ayant l’espoir d’avoir une solution à leurs problèmes, sachant que la situation est tellement épouvantable qu’il ne peut y avoir que des solutions. Reste à savoir si depuis ce temps le ministère a su bien tirer profit du diagnostic qui a été établi à plusieurs reprises par différents protagonistes, pour aboutir à des solutions de fond et non un rafistolage de formes. Le but étant de proposer une vraie réforme censée apporter des solutions sur le long, le moyen et le court terme à ces 15000 très hauts diplômés qui représentent une véritable force stratégique.
Wided Kelmemi-Asma Tounsi-Mohamed Atef Cherbib-Walid Bedhiafi-Melek Chaouch
(contribution spéciale)