alexametrics
mercredi 15 mai 2024
Heure de Tunis : 09:01
Tribunes
Lettre à deux hommes de mon pays
20/11/2013 | 1
min
Lettre à deux hommes de mon pays
{legende_image}
Par Nabil Karoui


Ici la Tunisie. Une terre dont les habitants ont longtemps chanté la douceur de vivre, la tranquillité et la stabilité. Tranquillité est le maître-mot d’un mode de vie qui a triomphé de toutes les crises intérieures et des secousses cycliques qui ont agité la région.
C’est la Tunisie qui a inauguré le fameux « Printemps arabe »  qui suscite aujourd’hui nombre d’interrogations et de doutes lancinants à la mesure de la ferveur, la fierté et les espoirs infinis en des lendemains radieux qui ont accompagné sa naissance.
Désormais, la Tunisie se trouve à la croisée des chemins…De deux chemins, pour être précis, et qui ont pour noms : Maître Béji Caïd Sebsi et Cheikh Rached Ghannouchi.

Messieurs,
Vous avez été tous les deux témoins des efforts qui ont été déployés depuis l’été dernier afin de vous rapprocher l’un de l’autre. Les Tunisiens ont suivi avec beaucoup d’appréhension les développements dramatiques de la situation égyptienne et espéré de tout leur cœur qu’ils soient épargnés à leur pays et ce, malgré les calculs politico-politiciens des uns et des autres, les supputations plus ou moins approximatives quant au rapport de force qui prévaut, les interprétations et lectures partisanes et souvent fanatiques qui dominaient  dans un camp comme dans l’autre.

Depuis lors, tous les moyens ont été mobilisés pour faire du concept de « coexistance » la clé de voûte d’une démocratie réelle, solide et durable, qui résisterait aux tempêtes et relèverait vaillamment le défi du développement économique. Une démocratie où tous les Tunisiens pourraient se retrouver et se consacrer à édifier un nouveau modèle de réussite sociale.

Ainsi, j’ai eu l’immense fierté d’avoir favorisé « une rencontre au sommet » qui a eu lieu entre vous à Paris malgré vos agendas respectifs particulièrement chargés, rencontre qui visait à rassurer les Tunisiens et à leur redonner espoir. Vous avez eu un long échange  où la parole de raison laissait une part appréciable aux mots du cœur. L’un comme l’autre aviez reconnu que la Tunisie était un bien précieux qu’il convenait de sauvegarder sans qu’un plan clair n’ait été annoncé pour ce faire. Pis : dès qu’un plan prenait forme et commençait à revêtir des contours précis, les forces du doute et de la suspicion revenaient à la charge et prenaient le dessus, brouillant la vue, sapant les bonnes intentions et décourageant la volonté de sauver la Tunisie du marasme où elle est plongée. Les calculs médiocres dominent aujourd’hui la scène politique et s’étalent sans vergogne et de la manière la plus grossière dans cette comédie médiocre appelée « Dialogue national », ce spectacle tragi-comique qui érode chaque jour un peu plus la patience des Tunisiens. Cynisme et désinvolture se sont conjugués de manière indigne, humiliant tout un peuple, bien que je ne doute point de la bonne volonté du Quartet conduit par l’UGTT et l’UTICA, ces deux institutions n’ayant ménagé ni leur peine ni leur patience pour trouver une issue à la crise. 

Pour ma part, je n’ai jamais perdu espoir et ai continué à saisir la moindre occasion pour favoriser la communication entre vous, les deux ténors de la scène politique tunisienne, bien que convaincu que ce Dialogue national qui prétend résoudre une crise globale par des solutions parcellaires ne tarderait pas à devenir lui-même motif de crise et de blocage.  Mon intime conviction est que la Tunisie a besoin de décisions historiques et non de palabres interminables. Elle n’a nullement besoin de manœuvres politiciennes retorses et obtuses, incapables de comprendre que la Tunisie et son avenir sont plus grands qu’un parti, une organisation ou une association dont on prendrait le contrôle par « marchés arrangés », voix dûment « monnayées » ou candidats « téléguidés » et sans réelle stature .


Messieurs,
L’Histoire vous a assigné des rôles qui ne vous laissent guère le choix : soit vous choisissez d’être deux chefs de clans rivaux qui se disputent la dépouille d’une patrie défaite et morcelée, ballotés par les conseils partisans et courtisans, conscients du gouffre qui guette le pays mais cédant aux narcissismes médiocres et à l’agitation intempestive d’une tribu percluse de fanatismes et d’aigreurs,
soit vous endossez l’habit de leaders dignes de ce pays, de ce peuple et de ses générations futures, usant autant de force que d’intelligence afin de saisir l’opportunité historique qui s’offre à vous et qui vous hissera au rang de Pères de la nation.

L’Histoire vous propose d’être deux à installer la Tunisie dans une démocratie stable où les Tunisiens de tout bord et de toute tendance politique coexistent pacifiquement et intelligemment. L’Histoire vous propose de signer l’acte de la deuxième indépendance. La vraie, et non celle chantée par les lyrismes puérils.


Messieurs,
Il m’a été donné de côtoyer chacun de vous longuement et d’échanger avis et analyses. J’ai eu l’honneur et le plaisir d’être à vos côtés, Si El Béji, à maintes reprises et vous ai accompagné dans plusieurs de vos voyages et rencontres avec les décideurs de ce monde. Vous aviez déclaré lors du G8 tenu en 2011 que la Tunisie allait réussir sa transition démocratique, que ses islamistes étaient capables d’élaborer une synthèse brillante et inédite qui les distinguerait des autres mouvances de même obédience et qu’ils joueront le jeu de la pluralité et de l’alternance pacifique à la tête de l’Etat. Dois-je souligner que j’ai été, à chaque fois, impressionné par votre sincérité à défendre la Tunisie et par votre patriotisme  qui force respect et admiration?

Il m’a été donné également de vous découvrir, Cheikh Rached, il y a de cela quelques mois. Nos discussions, qui ont duré des heures, me permettent de dire que vous avez été pour moi une vraie révélation. J’ai senti, et l’intuition est parfois plus pertinente que la raison, qu’au moment voulu,  la Tunisie passera dans votre cœur avant Ennahdha, que la Patrie comptera plus que le Parti. J’ai eu la conviction que, de tous les leaders islamistes, vous étiez le plus conscient que le vrai triomphe de l’Islam passe par le triomphe de la Patrie, que vous êtes capable de transcender le legs de la rancœur politique et de rejoindre la Tunisie-Patrie et ce, contre l’avis ou la volonté de certains de vos collaborateurs qui vous poussent, parfois, à adopter des choix et des postures contredisant mon présent témoignage et vos convictions profondes.


Messieurs,
Il me semble aujourd’hui insensé de persister à utiliser un lexique qui oppose « la légitimité » dont se targue un camp à la « Rue » que l’autre menace de mobiliser. Vous ne sauriez ignorer que la Tunisie a besoin, en cette phase cruciale de son histoire, d’un compromis historique qui permettrait votre cohabitation à la tête de l’Etat. C’est le seul moyen d’assurer au pays une transition démocratique exemplaire qui sera citée comme l’une des plus originales et des plus brillantes de l’histoire contemporaine.


Messieurs,
Vous êtes appelés à choisir entre le rôle de chef de tribu pour qui la patrie se réduit à un local de parti et celui de leader capable d’assumer courageusement une mission des plus nobles : parachever le processus entamé par les jeunes de ce pays en installant la Tunisie dans la démocratie. Tant de déceptions, de deuils  et de douleurs accablent ce pays qui est nôtre alors qu’il est tout à fait capable de stopper sa chute en enfer et d’enrayer la machine à perdre qui le broie sous nos yeux.

Dans ce plaidoyer, permettez-moi de citer Nelson Mandela dont la raison ne cessait d’aligner des arguments contre tout espoir d’entente avec W. De Klerck. Que pouvait avoir de commun une conscience noire libérée avec le symbole d’une minorité blanche décadente, vivant à contre-courant de l’histoire et mise au ban des nations ?

Eh bien, ils avaient en commun l’avenir d’un pays nommé Afrique du Sud et le destin des générations futures. Ils avaient, surtout, un pari des plus audacieux à faire et à gagner : occuper une place à part dans l’histoire de leur pays et celle de l’humanité.

Les deux ont gagné leur pari. Les deux ont gagné l’estime de leurs compatriotes. Les deux se côtoient désormais dans la mémoire de l’humanité en symboles de paix et de courage, ayant apporté à l’Afrique du Sud stabilité et développement fulgurant.

D’autres exemples mériteraient d’être cités : l’Espagne qui a réussi à panser ses blessures franquistes et à entamer une modernité fulgurante lui assurant paix, prospérité et rayonnement international.


Messieurs,
Le temps presse et vos charges, qui sont certainement lourdes vis-à-vis de vos partisans et adhérents, sont sans commune mesure avec la lourde responsabilité qui est la vôtre  devant le peuple tunisien et devant l’Histoire.

Soit vous menez le pays vers une cohabitation qui lui ménage un répit et lui assure une stabilité dont il a cruellement besoin,
Soit on persiste dans la voie des manœuvres absurdes et stériles, des calculs bancals et tronqués qui nous mèneront, dans votre sillage, à la ruine définitive de notre pays.

Pour ce qui me concerne, et au bout de longs mois d’écoute et d’échanges avec vous, ma conviction est faite :
Tous les deux, Messieurs, pourriez et devriez donner à la Tunisie une autre destinée ! 
Et lui consentir le destin qu’elle mérite : Celui d’un pays beau, pacifié et prospère, exemplaire pour le monde arabe et musulman.
20/11/2013 | 1
min
Suivez-nous