Interview de Hatem El Euchi : Certains administrateurs ont été un désastre pour les sociétés confisquées
Hatem El Euchi, le ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, nous a reçus dans son bureau au siège du ministère à l’avenue de Paris, mercredi 16 septembre 2015. Il nous a parlé des chantiers de son ministère, notamment du dossier brûlant de confiscation et de la manne financière qui pourrait en découler si on accélère le traitement de certaines affaires. Interview.
Vous êtes en poste depuis six mois, quelles sont les principales difficultés auxquelles vous avez dû faire face ?
Le ministère des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières possède l’un des plus faibles budgets, comparé aux autres ministères. Il fonctionne, cependant, comme un ministère régalien avec de nombreux chantiers à entreprendre. Le ministère est responsable des terrains agricoles, dont les domaines de coopératives (des problèmes qui concernent 11 gouvernorats), des bailleurs de fonds qui veulent investir en Tunisie et qui ont besoin de terrains pour leurs projets, de la commission de confiscation et de la gestion des biens confisqués, des biens des étrangers, de l’expropriation des terrains qui entourent les routes et les autoroutes ou serviront à leur construction, etc. C’est un ministère horizontal qui travaille avec tous les ministères et qui est présent dans 90% des conseils ministériels restreints. Quelque soit le sujet, le ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières est concerné.
Nous faisons face à de gros chantiers et nous devons entreprendre de grandes réformes, étant donné que ce gouvernement doit mettre en place les réformes qui s’imposent et les lois qui vont avec. Lois que nous sommes attelés à préparer.
Quelles sont les grandes réformes que vous allez entreprendre ?
Chacune des cinq priorités du ministère représente un projet de loi. Certains problèmes ont, en effet, besoin que les lois changent pour être réglés.
Le premier projet est relatif à l’amendement de la loi de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Il sera bientôt soumis à un conseil ministériel.
Le deuxième projet concerne l’amendement de la loi relative aux terres faisant partie des anciens domaines de coopératives et un arrêté d’application qui a été approuvé par un conseil ministériel. Le ministère a préféré soumettre, d’abord, ce dossier aux régions bénéficiaires afin de connaitre leurs avis pour apporter les modifications nécessaires avant le passage devant l’ARP. D’ailleurs, une consultation nationale à ce sujet est prévue début octobre avec des experts du Conseil de l’Europe.
Le troisième projet est relatif à l’échelonnement de la dette des agriculteurs qui sont redevables au ministère d’une somme conséquente. Un projet de loi a été fait pour échelonner leurs dettes. Ce projet a été adopté par un conseil ministériel et déposé à l’ARP, en attendant sa présentation lors d’une plénière.
La quatrième loi est relative à la régularisation de la situation des personnes ayant exploité illégalement des carrières de marbre à Thala et Jedelienne. Il a été adopté par le conseil ministériel de ce mercredi 16 septembre 2015 et sera bientôt soumis à l’ARP.
La cinquième loi est relative à la régularisation de la situation des personnes qui ont reçu des terrains agricoles dans les années 60 et 70 et dont les contrats de vente n’ont pas été finalisés, soit 50.000 cas en Tunisie concernés par cette loi. Un arrêté est en cours de finalisation. En effet, en 1995 à l’époque du ministre des Domaines de l'Etat et des Affaires foncières Mustapha Bouaziz, une loi a été promulguée sur l’interdiction de vente des terrains agricoles, et donc ces personnes se sont trouvées prises en otage. La régularisation de ces dossiers est possible à cause de leurs effets rétroactifs, avec la comptabilisation d’un montant raisonnable à payer.
Concernant le dossier de la confiscation, où en êtes-vous dans la révision du décret-loi N° 2011-13 du 14 mars 2011, portant sur la confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles du clan Ben Ali ?
Une nouvelle loi portant sur la confiscation d’avoirs et de biens meubles et immeubles de l’ancien président de la République et des membres de sa famille élargie est en train d’être élaborée. L’annulation par le Tribunal administratif du décret-loi N°2011-13 du 14 mars 2011, le 8 juin dernier, a accéléré les choses. Nous avons commencé à travailler seuls puis avons demandé l’autorisation du chef du gouvernement pour la création d’une grande commission qui comprend plusieurs ministères et dont la première réunion s’est tenue le 15 septembre courant.
Pourquoi a-t-on autant de mal à vendre les biens confisqués ? Croyez-vous que ces biens se sont transformés en fardeau plutôt qu’en source de revenus pour la Tunisie ?
Le rôle de la commission de confiscation, relevant du ministère des Domaines de l'Etat, est de saisir les biens d’une liste de 114 personnes. Les dossiers sont ensuite transférés à la commission de gestion des biens confisqués, qui se trouve au ministère des Finances et qui est composée du ministre des Finances, qui la préside, mais aussi du ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, du ministre de la Justice et d’un représentant du chef du gouvernement. Toute la problématique réside dans le fait que le secrétariat de la commission possède le pouvoir de décision. En outre, après la révolution, l’Etat a confié à l'ancienne société de Sakher El Matri « Princess Holding », rebaptisée « Al Karama Holding », qui est devenue à 100% la propriété de l’Etat, les dossiers de 22 entreprises pour qu’elle les gère et les vende. Certaines ont été vendues alors que les autres ont été mises sous administration judiciaire. Mais certains administrateurs ont bien travaillé alors que pour la majorité, la valeur a littéralement chuté. Par exemple, Bricorama ne possède plus que les locaux, même l’enseigne a été retirée ! Apparemment, il y a des dépassements sur lesquels nous sommes en train d’enquêter mais s’ils sont avérés, les dossiers seront transmis à la justice, quelques soient les postes occupés par ces personnes. Car les pertes sont endossées par l’Etat et la collectivité.
En outre, je remarque qu’au lieu d’accélérer la vente de ces sociétés, on s’oriente plutôt vers la vente des biens immobiliers. Or il vaut mieux vendre une grande entreprise qui rapportera autant qu’une centaine de maisons. Par exemple, la société « Ciment de Carthage » valait 1.500 millions de dinars à son démarrage, puis sa valeur a baissé à 700 millions de dinars. Actuellement, elle est estimée à 253 millions de dinars. Où va-t-on ? Où sont les revenus de l’Etat ? Il y avait des sociétés qui auront dû être vendues et le moment est venu pour qu’elles le soient. Parmi ces sociétés, Cactus et Shems Fm, dont les valeurs ne cessent de baisser. Pourquoi se tourner vers des maisons, certes confisquées, mais qui sont toujours habitées par leurs ex-propriétaires qui n’ont nulle part où aller ?
Pire, le secrétariat de la commission est en train de nommer des PDG aux sociétés confisquées, la justice ayant levé les administrateurs, à sa guise.
Le chef du gouvernement a approuvé la tenue d’un conseil ministériel pour remédier à ces différentes problématiques en changeant la méthode de travail. La situation financière du pays est désastreuse, il faut que la majorité de ces sociétés soit vendue car l’Etat est incapable de les gérer ou d’y investir de l’argent. La position de l’Etat est claire : il n’a pas l’intention d’injecter de l’argent dans ces projets, mais il est prêt à fournir les compétences, dès la levée de l’administrateur judicaire, pour gérer ces sociétés jusqu’à leur vente. Sauf quelques exceptions que l’Etat préfère garder.
La société immobilière de Gammarth, elle-même saisie, s’occupe de tous les biens immobiliers saisis. Cette dernière période, elle a commencé le chantier de rénovation et d’entretien des biens qui sont sous sa responsabilité pour que ces biens se vendent à leur valeur réelle.
Pour sa part, le palais de Sidi Dhrif ne sera pas vendu, à cause de sa symbolique historique. Ce sera donc un bien de la communauté nationale utilisé pour l’intérêt public. Son entretien est en cours actuellement.
Pour sa part, des travaux d’entretien ont démarré dans le siège de l’ex-RCD. Un conseil ministériel est prévu la semaine prochaine pour décider de son sort. Il est très demandé par les institutions de l’Etat à cause sa place stratégique et sa surface de 3,5 hectares avec une grande partie non construite. J’espère qu’il sera utilisé pour l’intérêt public.
Où en êtes-vous par rapport au dossier des sociétés saisies qui seront mises en vente ?
Il y a un échéancier et un programme dont je ne dispose pas actuellement. Mais ce que je remarque, c’est qu’il y a d’autres sociétés prioritaires à la vente que celles programmées. Je pense que les sociétés qui peuvent rapporter un revenu important à l’Etat sont prioritaires, avant qu’elles ne perdent encore de leur valeur et pour qu’elles soient sauvées par leurs nouveaux acquéreurs.
Il y a des biens qui seront mis en vente comme la villa de Sidi Bou Saïd de Belhassen Trabelsi. En outre, en octobre est prévue la vente d’un nombre important de véhicules (une cinquantaine) : la majorité des véhicules seront mis en vente à part ceux qui sont très luxueux et qui n’intéressent pas les Tunisiens mais qui feront peut être l'objet d’un appel d’offre international. Les véhicules sont bien entretenus et on espère que la vente rapportera des revenus intéressants.
Est-il vrai que vous comptez relever les administrateurs judiciaires de certaines entreprises saisies? Y a-t-il eu mauvaise gestion ?
C’est plutôt la justice tunisienne qui va dans ce sens. Le poids de la gestion de ces sociétés pesant lourd sur elle et remarquant l’échec terrible de la gestion de certains administrateurs judiciaires qui sont responsables des pertes de valeur des sociétés, ou carrément, de leur dépôt de bilan. En contrepartie, la justice réclame à l’Etat, ou aux détenteurs majoritaires, de nommer un gérant, sous la casquette de DG, qui prendra les rênes de la dite société et qui sera obligé de rendre des comptes et de fournir des bilans sur leur gestion, contrairement à ce que faisaient certains administrateurs qui ne tenaient même pas d’assemblée générale et dont la gestion désastreuse sera révélée.
Nous travaillons sérieusement sur ces dossiers. La commission de gestion s’est déjà réunie 4 fois en 3 mois. Sous le gouvernement de Mehdi Jomâa, cette commission s’est réunie 1 fois en une année.
C’est un dossier lourd, on doit être sur de soi, sinon on pourra rendre des comptes plus tard pour mauvaise gestion. D’ailleurs, j’ai réclamé que le PV des réunions soit signé par tous les ministres présents et toute l’assistance et non pas seulement le ministre des Finances. Même le chef du gouvernement doit signer afin que chacun prenne ses responsabilités.
Y-a-t-il eu un audit sur la gestion financière et administrative de votre prédécesseur Salim Ben Hamidène, sachant que ce dernier affirme que vous n'avez rien trouvé contre lui ?
Je n'ai pas cherché pour ne rien trouver ! J’ai une obligation de réserve. Mais si je trouve le moindre dépassement ou violation de la loi, je n’hésiterai pas à le transmettre à la justice. Mon rang ne me permet pas de parler des anciens ministres.
Entretien conduit par Imen Nouira