Présidentielle - Une nouvelle grille de lecture s’impose
Par Zeineb Turki
L’élection présidentielle du 15 septembre nous interpelle tout en nous incitant à plus de recul dans la réflexion et à abandonner la grille de lecture classique qui consiste à analyser les résultats à travers le clivage classique « islamistes versus modernistes ».
Il ne s’agit nullement de nier l’existence de ce clivage, bien au contraire. Il existe et il est incarné par des forces politiques qui ont eu pour certaines d’entre elles des candidats ayant obtenu entre 1 et 10% des voix chacun lors du scrutin de dimanche dernier.
Nous sommes certes habitués à lire les événements à travers nos propres valeurs et nos propres clés de compréhension.
Or les électeurs de cette élection se répartissent entre ceux qui partagent ces mêmes valeurs (et c’est seulement pour eux qu’on peut parler d’éparpillement des voix) et les autres, vraisemblablement plus nombreux qui ont porté les deux candidats arrivés en tête.
Indépendamment du volet lié aux libertés individuelles qui interpelle par le conservatisme du candidat, Kaïs Saïed est dans une démarche de destruction - reconstruction de l’Etat et non pas du « système » comme l’ont dit certains.
Il semble être (si l’on en croit son manifeste électoral) pour la refonte de l’organisation administrative de l’Etat moderne et de ses institutions et ceci d’une façon brutale et rapide.
Y arrivera-t-il ? Je ne le sais pas car son projet reste trop théorique. Mais le concept est dangereux et fera des dégâts parce qu’il aboutira inexorablement à la montée d’une multitude de « mafias » locales avec un État encore plus affaibli qu’il ne l’est aujourd’hui.
Je suis profondément convaincue que la pérennisation de la démocratie passera par une décentralisation réussie accompagnée par un ancrage territorial des différentes forces politiques et citoyennes présentes sur le terrain couplé à un ancrage de la démocratie locale. Elle passera également à travers une décentralisation des services aux citoyens à la faveur de plus d’efficacité et de proximité et une augmentation du taux d’encadrement des administrations locales, à travers une simplification des procédures administratives, un allègement de la bureaucratie et une digitalisation décentralisée pour lutter efficacement contre la corruption locale.
Ma conviction est qu’il faudrait continuer à avancer dans ce processus entamé en 2018 avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui et non pas détruire et recommencer.
Et cela passe à travers une valorisation de l’expérience en cours tout en corrigeant ce qui a été mal fait. Cela prendra certes des années, mais nous y arriverons avec de la volonté politique et des combats citoyens gagnés un à un.
Il ne s’agit pas de modifier les textes, mais de mettre en place le cadre pour un transfert progressif des prérogatives, par un accompagnement et un encadrement, par une transformation à travers un processus participatif concerté impliquant toutes les parties prenantes (élus locaux, représentants du pouvoir central, société civile, etc.)
Saïed est un puriste et à ce titre il est dans une rupture rapide issue d’une réflexion idéaliste.
Et cela se traduit par une destruction - reconstruction sans modèle ou à travers des modèles ayant échoué par ailleurs (comme ce fut le cas en Libye).
Il ne prône pas juste une décentralisation poussée à l’extrême, c’est une déconstruction de l’organisation administrative et territoriale des 70 dernières années.
Or l’un des soucis auquel a dû faire face le processus de décentralisation* a été la confrontation avec le pouvoir central qui n’a pas été embarqué par manque de temps et de pédagogie. S’en est suivie une lutte de prérogatives entre les gouverneurs et les délégués d’un côté et les maires de l’autre, mais aussi entre les conseils municipaux élus et l’administration locale. Rajoutons à cela un taux d’encadrement très faible de l’administration locale, une police municipale sous la tutelle du ministère de l’Intérieur et les ressources chargées du recouvrement sous celle du ministère des Finances en plus d’un accompagnement insuffisant des collectivités locales et un « oubli » dramatique de la raison d’être de ce processus constitutionnel.
Que propose le candidat Saïed? Des comités locaux et une dépossession rapide et radicale du pouvoir central.
Je pense que non seulement cela ne fonctionnera pas (à supposer que cela soit applicable) mais en plus ça mettra en place une confrontation encore plus importante que celle qui existe déjà aujourd’hui au niveau local et régional.
Pour conclure et pour éviter les amalgames, je précise que cette tribune n’est nullement un appel à soutenir l’autre candidat, mais une modeste contribution au débat public.
* Lire les rapports de Carnegie Endowment for international parce et du Crisis Group sur la décentralisation.