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Chroniques
Abdelfattah Amor relance la chasse aux sorcières
13/11/2011 | 12:08
6 min


Par Nizar BAHLOUL

La Commission nationale d’investigations sur la corruption et les malversations vient de rendre public son rapport sur la corruption en Tunisie. Elle y a travaillé jusqu’à la fin du mois d’octobre et, de ce travail, elle a pondu quelque 350 pages.
A première vue, le rapport en question est bien élaboré, bien documenté, d’une neutralité exemplaire.
Il y a de quoi rédiger des dizaines d’articles journalistes et d’émissions télévisées qui feraient exploser les statistiques et l’audience. Il est vrai que le travail des poulains de Abdelfattah Amor est spectaculaire et a de quoi satisfaire le populisme primaire et les discussions de café.

Seulement voilà, quand on voit de plus près le travail élaboré par cette commission, on se rend vite compte d’une certaine supercherie dans ce rapport.
Abdelfattah Amor a déclaré qu’il y a de quoi avoir honte de notre passé (et il n’a pas tout à fait tort), mais en lisant le rapport, on peut dire qu’il y a de quoi avoir honte de ce travail. Je m’explique tout en soulignant qu’il n’y a absolument aucun doute sur l’intégrité des membres de cette commission. Mais je me permets de dire, cependant, qu’il y a de la mauvaise foi.
Zine El Abidine Ben Ali est indéfendable. C’est une évidence. Et ce rapport ne fait que confirmer cette certitude tant les preuves sont multiples.
L’ancien président s’occupait de tout, avait un œil sur tout et faisait de telle sorte que les affaires juteuses du pays lui revenaient ainsi qu’aux membres de sa famille.
On le savait, Abdelfattah Amor nous apporte les preuves, documents à l’appui. Hélas, il n’y a que cela dans les 350 pages du rapport et c’est ce qui fait dire que ce rapport est une supercherie.

Les juges d’instruction, les commissaires de police chevronnés ou encore les journalistes professionnels spécialisés dans l’investigation, connaissent très bien ce piège. Dans les enquêtes qu’ils mènent, on ne désigne pas son coupable d’abord et on cherche les preuves après. C’est l’inverse. C’est à partir des éléments qu’on trouve que le coupable est accusé.
Dans le rapport de Abdelfattah Amor, tout est élaboré à partir du postulat que Ben Ali, sa famille, sa belle famille et son entourage sont coupables et ils n’avaient qu’à recueillir les preuves étayant leurs dires.
Et en l’absence de preuves, on ramène des éléments qui tendent à montrer que les coupables désignés sont coupables.

Dans plusieurs affaires, la commission écrit « ces éléments tendent à montrer qu’il y a des suspicions dans l’octroi de cet appel d’offres » ; « On soupçonne que tel gendre a obtenu des éléments confidentiels » ; « Cette transaction aurait généré un profit matériel à une partie et aurait causé de graves préjudices à la Tunisie. »
De telles phrases prouvent clairement que la commission a agi dans l’approximation et n’hésite pas à conclure hâtivement. Dans plusieurs appels d’offres internationaux, remportés par le clan Ben Ali, la commission nous désigne des coupables, mais sans présenter de preuves tangibles que le marché a bel et bien été accordé par clientélisme. Dans certaines affaires, elle nous dit que le marché a été accordé pour un montant inférieur à sa valeur réelle, sans pour autant nous dire comment elle a évalué cette valeur réelle et sur quelle base a-t-elle évalué.
Au fil des pages, on découvre, que la commission s’est attelée à récolter les éléments à charge contre Ben Ali, sa famille et son entourage.
Une partie a été même consacrée à un faux témoignage, d’un ancien haut responsable du gouvernement, tombé en disgrâce. Or, pour ceux qui connaissent le dossier, ce haut responsable est tombé en disgrâce parce qu’il a commis de graves fautes préjudiciables à la Tunisie et à son image. Mais, à la commission Abdelfattah Amor, ce haut responsable est présenté comme une victime de Ben Ali.

Et, curieusement, la commission ne présente pas les réponses de certains membres de la famille aux accusations dont ils ont fait l’objet. Pourtant, elle les a bien interviewés. Pourquoi n’a-t-elle pas publié leurs réponses ? Pourquoi ne présente-t-elle qu’un seul son de cloche ? Pourquoi il n’y a que les instructions à charge dans le rapport publié ?
Dans d’autres chapitres, elle présente des éléments ordinaires et courants (rabattements fiscaux, éponge et rééchelonnement d’une partie de crédits bancaires, rétributions…) comme étant des faits extraordinaires et exclusifs aux proches du régime. Le citoyen lambda voit cela comme étant du clientélisme, alors que les personnes avisées et habituées à ce type de dossiers n’y voient rien d’exceptionnel.
Il est évident et indéniable que le clan Ben Ali a bénéficié de passe-droits et d’avantages incommensurables. Mais il est indécent de présenter, comme on l’a fait dans ce rapport, toutes les affaires comme étant des affaires louches.

Autre élément, et non des moindres, le rapport montre que Ben Ali supervisait tous les dossiers. L’ancien président s’occupait même de l’octroi des licences d’alcool et des quotas de voitures. Dans ce cas, pourquoi certains de ses ministres et de ses conseillers sont en prison actuellement ? Leurs avocats nous disent que leurs dossiers sont vides et le rapport de Abdelfattah Amor tend à prouver cela. Puisque c’est Ben Ali qui est responsable de tout, pourquoi punit-on les autres figures de son régime ?
Enfin, on ne manquera pas de relever que la commission s’est quasiment spécialisée dans les affaires touchant le clan Ben Ali. Entre les lignes, elle nous dit qu’il n’y a donc eu de corruption qu’autour de Ben Ali ? Le reste du pays est blanc comme neige ? Allons donc !
Dans ses annexes, elle présente des documents qui n’ont absolument rien à voir avec la malversation, juste pour satisfaire l’opinion publique. Telle la lettre fort mielleuse de Hachemi Hamdi à Ben Ali. Où est la corruption dans cette lettre, où est la malversation ? Politiquement, elle est fatale pour le directeur d’El Mostakella, cela va de soi, mais la Commission de Abdelfattah Amor a-t-elle pour mission de faire de la politique ?

Plusieurs juges nous l’ont dit, et l’ont dit publiquement, cette commission a brillé par son amateurisme et s’est dressée comme une justice parallèle.
Plusieurs juges ont crié au scandale dès le début des travaux de cette commission. Mokhtar Yahiaoui a, en mars dernier, déclaré « Cette commission d’investigation contre la malversation représente une justice parallèle. Tout a été fait pour exclure l’appareil judiciaire officiel des affaires liées à la corruption ».
J’ai relevé cela depuis le mois de mars dernier (cliquer ici pour voir l’article consacré à ce sujet) et, hélas, la publication du rapport me donne raison.
Heureusement que les juges d’instruction ne l’entendent pas de cette même oreille, car plusieurs personnes épinglées par l’opinion publique et la commission Abdelfattah Amor continuent à profiter de leur liberté. Les juges ne travaillent pas selon la même logique que la commission, ils instruisent à charge et à décharge et n’accusent que lorsqu’il y a des preuves réelles de malversations et non des semblants de preuves et des présomptions de culpabilité.
C’est cette justice, aveugle et équitable, dont on a besoin. Or le rapport de Abdelfattah Amor est loin de ressembler à cela et c’est dommage.

13/11/2011 | 12:08
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