Réalités sur le secteur pharmaceutique tunisien
Par Dr Lassaâd M’salhi*
Le secteur du médicament est le cœur de tout système de santé. Sa situation conditionne de manière importante les performances en matière de santé. Les insuffisances constatées, telles que les déficits des caisses sociales et ceux des entreprises publiques comme la PCT, révèlent des problèmes de politiques publiques qui impactent négativement la transparence. Plusieurs réalités sont à considérer.
La première réalité est d’ordre scientifique : d’une part, les certitudes scientifiques que nous croyons avoir se sont dissipées à force de scandales de santé, de fraudes scientifiques, d’essais cliniques manipulés et de sentences prononcées par des tribunaux (USA) à l’encontre de plusieurs firmes multinationales leaders du secteur pharmaceutique international. D’autre part, la formation initiale et continue sont influencées par l’industrie pharmaceutique, qui fournit une part très importante du financement nécessaire.
La deuxième réalité est d’ordre législatif : l’évolution technologique n’est pas accompagnée par une évolution concomitante des textes de réglementation qui demeurent en retard par rapport à la pratique dont une grande part n’est pas opposable juridiquement, car elle est organisée par des circulaires et accuse une infériorité en matière de hiérarchie juridique des textes de loi.
La troisième réalité est d’ordre social : la multiplication des systèmes de couverture sanitaire est source d’inégalité entre citoyens et de détournement. Elle est source d’inégalité car les indigents, bien que pris en charge par l’Etat, demeurent exclus d’un certain nombre de prestations de santé et de médicaments. Elle est source de détournement car la dispensation de médicaments se fait dans les pharmacies hospitalières, dans les dispensaires, dans pharmacies des polycliniques de la CNSS, dans les entreprises publiques (STEG, SNT,…), et dans les pharmacies d’officine. Dans plusieurs de ces points de dispensation, le processus de délivrance des médicaments présente plusieurs défaillances : une faiblesse du staff (absence de pharmacien et nombre faible de fonctionnaires), un débit de malades très fort, une informatisation lourde et inappropriée voire une absence d’informatisation et une absence de contrôle et de suivi. Le rapport de la Cour des comptes de 2016 fait état d’un détournement d’une valeur de plus de 11 millions de dinars rien que dans les polycliniques de la CNSS.
La quatrième réalité est d’ordre économique : le secteur pharmaceutique est fondé sur le système de rente en faveur de l’industrie pharmaceutique « innovante » via les brevets et en faveur des professionnels pharmaceutiques (grossistes et officinaux) à travers la marge. Ce système de rémunération encourage le modèle de rente commerciale au lieu de mettre en valeur l’utilité professionnelle et le rôle social du pharmacien et une rémunération à l’acte pour un meilleur suivi des patients. D’un autre côté, la liste des médicaments dont les effets indésirables sont supérieurs aux effets thérapeutiques ne cesse de s’allonger. D’autres médicaments se sont révélés totalement inefficaces voire nocifs. La fraude au niveau des essais cliniques a caractérisé la recherche médicale ces dernières années. A la fraude, s’ajoute un nombre de suicide croissant de chercheurs impliqués dans ces fraudes. Les dommages causés par cette catégorie de médicaments promus par des allégations mensongères, en vies humaines et en argent, sont payés par les malades et par la collectivité. D’autres médicaments vendus à plus de 84 000 dollars pour la seule cure se sont révélés non brevetables. Entre-temps, les caisses d’assurance maladies et les patients riches ont dû payer le prix fort pour un médicament tombé de facto dans le domaine public. Il est temps de procéder à un criblage à haut débit au niveau de l’importation et au niveau du remboursement de plusieurs classes thérapeutiques dont l’efficacité est douteuse et dont la nocivité est certaine.
La cinquième réalité est d’ordre conflictuel : le processus décisionnel fait intervenir des experts selon la pathologie à traiter. Ces experts, en particulier les leaders d’opinion, peuvent avoir des liens et des conflits d’intérêts qui peuvent biaiser leur indépendance. D’un autre côté, la formation et les prérogatives du pharmacien demeurent très différentes de celles du médecin. Le métier de pharmacien a bien évolué dans nombre de pays où son rôle de professionnel est mieux valorisé évitant ou réduisant ainsi des effets iatrogènes aux patients et des dépenses pharmaceutiques à la collectivité.
La sixième réalité est d’ordre technique : dans ces temps difficiles sur un plan économique national et à la veille d’une crise financière systémique grave, qui s’annonce à la fin du premier trimestre de 2019, la nécessité d’avoir des responsables qui sont connus pour avoir défendu les intérêts de l’Etat et l’intérêt général est primordiale. A défaut, une nouvelle crise de rupture des médicaments s’annonce déjà au mois d’avril 2019 (mese terribilis) avec des conséquences plus graves si on n’opère pas de changement rapide à la direction de l’approvisionnement au sein de la Pharmacie Centrale de Tunisie, qui pouvait éviter une grande part des ruptures de stocks de médicaments vitaux et essentiels mais ne l’a pas fait.
*Pharmacien-Clinicien, Pharmacoéconomiste, Chercheur en Droit (Bonne Gouvernance et Lutte contre la corruption), Consultant & Evaluateur National auprès de l’OMS et Membre de l’INLUCC.