
Par Mohamed Salah Ben Ammar *
La sincérité, une devanture ?
On entend souvent les défenseurs du régime en place vanter l’honnêteté du président pour excuser ses décisions précipitées et ses approximations. Mais faut-il le rappeler ? On peut être sincère et faire du mal. Agir avec conviction, et pourtant nuire. C’est tout le paradoxe du pouvoir actuel en Tunisie : Kaïs Saïed n’est pas un corrompu. On peut même supposer qu’il croit sincèrement œuvrer pour le bien commun. Mais une foi absolue, coupée de la réalité, de la critique, de la compétence et du dialogue, conduit tout droit à la catastrophe. Je ne monterais pas dans un avion avec un pilote incompétent, si honnête soit-il.
Depuis 2021, le pouvoir confond morale et droit, sincérité et vérité, parole et action. On moralise au lieu de réformer, on dénonce au lieu de gouverner. Experts, syndicats, institutions : tous écartés. Les décisions, unilatérales et souvent brutales, révèlent un isolement profond et une méconnaissance des dossiers — imposées malgré tout avec la certitude d’avoir raison contre tous. Et ceux qui s’y opposent, à tort ou à raison, sont menacés ou emprisonnés.
Un pouvoir moraliste, isolé et autoritaire
Mais peut-on encore parler d’honnêteté quand un pouvoir réprime, restreint les libertés, étouffe la presse et incarcère les opposants ? La véritable honnêteté ne se limite pas aux intentions : elle exige lucidité, écoute et responsabilité. Elle suppose un rapport aux autres, pas seulement à sa propre conscience.
Or, ce pouvoir qui se veut propre ne rend de comptes à personne. Il gouverne comme on prêche : avec une vertu solitaire, aveuglée par elle-même. Et la vertu, lorsqu’elle oppresse, n’est plus vertu. Elle devient une menace collective.
Le pouvoir est coupé des réalités et incapable de décisions justes. Les anecdotes absurdes se multiplient : les milliards à récupérer, le tunnel sous l’ambassade de France, les foules imaginaires, les enveloppes empoisonnées, les chiffres erronés… Autant d’éléments qui prêteraient à sourire s’ils ne coexistaient pas avec une répression brutale : journalistes, syndicalistes, magistrats, opposants, tous pris pour cibles.
Le réel sacrifié sur l’autel des convictions
Mais au-delà du ridicule, les choix concrets sont alarmants. Des dossiers que tous les experts reconnus en la matière affirment contredire les décisions prises. Le rejet du FMI, sans solution de rechange, aggrave la crise. Les emprunts locaux à des taux usuraires mettent en péril le système bancaire. La loi sur les chèques criminalise la pauvreté. Celle sur les sociétés d’intérim détruit des milliers d’emplois précaires sans alternative. Des projets irréalistes comme la ville médicale de Kairouan, l’opacité sur la couverture sociale des travailleurs informels, l’abandon des mécanismes de régulation des prix, ou encore la création improvisée de sociétés communautaires financées à perte… Tout cela témoigne d’une gouvernance solitaire, idéologique, sans étude ni vision.
D’un État rationnel à un État prêchi-prêcha
En politique étrangère aussi, le désastre est patent : 70 ans de diplomatie équilibrée et de neutralité active ont été balayés en quelques mois. Ces choix ne sont ni neutres ni anodins. Ils engagent l’avenir du pays, souvent de manière irréversible. Et ils sont justifiés par une honnêteté proclamée mais jamais éprouvée.
La sincérité ne remplace pas la compétence. Et brandie seule, elle devient le masque d’un pouvoir fermé, autoritaire, nocif. Ce n’est pas un hasard si les libertés reculent, si la société civile est bâillonnée, si le discours officiel ressuscite un ordre moral d’un autre âge. Ce n’est pas un hasard non plus si les juges, artistes, journalistes, migrants, femmes, fonctionnaires et minorités sont tour à tour ciblés.
La Tunisie a besoin de compétences
La Tunisie n’a pas besoin d’un prédicateur solitaire. Elle a besoin d’un cap clair, d’un gouvernement compétent, d’un État fort, de dialogue et d’institutions solides. Car un pouvoir, aussi sincère soit-il, peut faire le mal. Il est même probable qu’une certaine dose de doute, de critique et — oui — de malice soit nécessaire pour bien gouverner.
* Pr Mohamed Salah Ben Ammar MD - MBA