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Chroniques
L’espoir d’arriver un jour à casser le nez à la bêtise
13/10/2014 | 15:59
6 min
Par Nizar BAHLOUL

Nous sommes à 15 jours des élections et les Tunisiens continuent à avaler les couleuvres les unes derrière les autres. Moncef Marzouki qui insulte ses compatriotes sur une chaîne étrangère. Une chaîne française qui diffuse un reportage réchauffé et un peu trop orienté. Des hurluberlus qui passent à la télé pour présenter leur programme électoral aux législatives, promettant une Tunisie catapultée dans le rang des dix premières nations. Un blogueur proche du sérail qui diffuse des documents personnels censés être dans les archives de la présidence. Des députés soupçonnés de toucher de l’argent pour parrainer des candidats et il y en a même qui en ont parrainé plus d’un. Un parti au pouvoir qui dénonce l’argent politique à travers une publicité interdite payée avec de l’argent politique. Des partis qui harcèlent des médias à force de plaintes et de communiqués mensongers…
Bref, nous baignons en plein ridicule et plusieurs de nos gouvernants continuent à prendre les Tunisiens pour des idiots. Ces mêmes gouvernants qui promettent des élections transparentes et démocratiques. De quelle transparence parlez-vous ? Il n’y a pas un jour qui passe sans qu’un média ne dévoile un scandale et il n’y a toujours pas eu de réaction officielle contre un parti ou un candidat ! La Haica et le procureur ont réagi au quart de tour pour sanctionner Samir El Wafi et interroger Nasreddine Ben Hadid, mais on n’a entendu aucune réaction contre les partis et candidats qui multiplient les infractions.

Comment, dans tout ce marasme, se reposer le week-end pour trouver l’énergie nécessaire et attaquer le ridicule de la semaine suivante ? J’ai trouvé mon bol d’oxygène dans l’ouvrage de 200 pages de Youssef Seddik, « Tunisie, la révolution inachevée » paru la semaine dernière chez Med Ali Editions. Un pur plaisir, un moment de bonheur qui vous éloigne du dépotoir général actuel, en dépit de quelques passages un peu trop déplacés.
Business News consacrera un article sur le livre dans sa Une du mercredi soir. Certains passages ne méritent cependant pas d’attendre et nos leaders politiques actuels, notamment ceux de l’opposition, y gagneront certainement en les lisant, maintenant, en pleine campagne électorale. Il ne s’agit nullement de leçons à recevoir de la part de ce grand philosophe, loin de là. Mais comme tout philosophe digne de ce nom, Youssef Seddik invite à la méditation et à pousser un peu plus loin le curseur de la réflexion.
Comme lorsqu’il dit : « Les ‘’islamistes’’ sont plus fins tacticiens que gestionnaires et dirigeants politiques. Ils se sont rendu compte qu’ils risquaient de mettre en péril leur crédibilité, du fait de leur amateurisme politique évident. C’est sans doute la raison pour laquelle ils ont décidé de quitter le pouvoir. Ils n’interrompront pas pour autant les basses manœuvres… Et seront certainement plus efficaces en coulisses qu’exposés aux lumières du pouvoir ! ».

Dans son ouvrage, Youssef Seddik n’épargne pas beaucoup de monde, quoique la salve la plus rude a été contre les ‘’islamistes’’. Pouvait-il faire autrement, lui qui réussit à décoder leurs stratégies et à voir très clairement leurs manœuvres. Rares, par exemple, sont les observateurs qui ont vu que notre nouvelle constitution est trop bavarde et à dessein, composée de 150 articles dont beaucoup ne sont pas du ressort d’une Loi fondamentale, alors que d’autres sont en contradiction avec des précisions, ajouts ou rectifications dictées par la conjoncture ou par la hâte.
Cet ouvrage est une véritable sonnette d’alarme sur ce qui nous attend à force d’avaler des couleuvres. « L’arrogance politique d’Ennahdha et de ses complices risque de transformer le modèle tunisien – une société homogène autour d’un crédo calme, serein et plutôt tacite – en un cauchemar. » (…) « Les partis bloquent tout et donnent ses chances à l’’’islamisme’’ de s’installer. Je pense que le canevas et le mode de scrutin ont été préparés en vue de ce résultat ».

S’apprêtant à rencontrer Rached Ghannouchi, Youssef Seddik trouve Abdelfattah Mourou dans la salle d’attente. Ce dernier lui fait part de sa conviction de l’absolue nécessité d’écarter Ali Laârayedh du ministère de l’Intérieur et lui dit « Vous allez le voir, vous, n’est-ce pas ? Exposez-lui cette idée, c’est la seule issue ! ». Le philosophe se tait et s’interroge sur l’état dans lequel est arrivé Ennahdha : « C’est donc arrivé à ce point que la garde idéologique la plus rapprochée du chef le craint, et craint de lui exposer un avis ?! ». Pour lui, Ennahdha n’a pas l’aptitude à conduire un Etat et la vocation à diriger les affaires du pays. « Ce parti est une coquille doctrinalement vide », dit-il. Après avoir rappelé l’amateurisme, l’autoritarisme, les scandales, les échecs percutants et les comportements comiques à pleurer, Youssef Seddik s’exclame : « Imaginez ! Des gens qui sont restés 10 ans en prison, ou 25 ans en exil, n’ont plus aucune idée de la gestion du pays ».
Plus loin, il continue à tirer la sonnette d’alarme : « Notre pays s’est vu envahi par le tsunami de vendeurs d’espoir et d’illusions, à la sauvette ou munis de vieilles patentes. A la criée, ils ont vendu ciel et paradis, absolutions et divines indulgences, mort à crédit ou cash et linceul à la main, promesses d’érotisme à blanc et fornications halal ». (…)
Et il ajoute que « Le retour du religieux dans la politique, jusqu’aux séquences les plus banales de la vie quotidienne, dessine une grave menace, qui pourrait installer une bien plus dangereuse dictature en cas d’épuisement de la dynamique révolutionnaire. Une dictature commandée non par une personne périssable et mortelle, mais par la figure insaisissable de Dieu, telle que se l’imagine le candidat au pouvoir. »
Évoquant le Qatar et l’Arabie saoudite et tout ce qu’ils ont entrepris en Tunisie ces trois dernières années, Youssef Seddik analyse que ces deux pays cherchent la transformation dans le mauvais de sens de toute une tradition tunisienne spécifique (abordée dans le livre), celle de l’homogénéité des Tunisiens, la fierté d’avoir une tradition millénaire plus ancienne que l’islam. «C’est la grande calamité que, comme beaucoup d’autres, je crains. La Tunisie se ‘’golfise’’ ».

Si Youssef Seddik tire autant de sonnettes d’alarme et à quelques jours des élections, c’est qu’il voit le danger venir à grands pas. Il « en veut » à l’opposition, mais aussi à la jeunesse et aux bases. A propos de ces derniers, le philosophe rappelle que ce sont de pauvres hères ou carrément d’anciens repris de justice qui composent la base d’Ennahdha. « Du temps de Ben Ali, ils trouvaient leur terrain dans le délit ; dès sa chute ils se sont convertis, devenant la base électorale d’Ennahdha. Il fallait qu’ils s’identifient à quelque chose. Ils ont beau vendre du cannabis ou de l’alcool, le parti laisse faire. Car le jour de l’élection, ils voteront Ennahdha. La peur de Dieu anime tout le monde. »
M. Seddik tance également cette jeunesse dont le seul objectif est d’avoir un salaire proportionnel à sa formation, un foyer, se marier et mourir. « Cette dépolitisation de la jeunesse est l’un des plus grands drames. (..) La plupart de ceux qui sont aux manettes et qui décident sont a minima des quinquagénaires. On rencontre très peu de jeunes dans les rangs de ceux qui veulent accéder à la décision politique. C’est dommage. »
La religion serait-elle la cause de tous nos maux en politique ? « Si le monde musulman, de Djakarta jusqu’en Mauritanie, parvient un jour à sortir du problème de la religion dans l’espace public, c’est une Révolution planétaire qui s’ouvre ! On pourra alors résoudre tous les problèmes des inégalités, des problèmes économiques, que ni le FMI ni la charité des pays dits développés ne parviennent à résoudre. On aura des citoyens qui décident librement, dans la neutralité émotionnelle du politique… »
L’amertume face à ces constats et face à l’absence d’un véritable leader politique capable de mener ce discours et de sauver le pays se ressent chez le philosophe. Il a beau chanter les louanges de Béji Caïd Essebsi dans son ouvrage, on ressent cette amertume quand il parle de Charles de Gaulle qui a réussi à imposer une Constitution qu’il a pratiquement rédigée lui-même. « C’est une pareille figure qui manque à la Tunisie. Nous avons eu Bourguiba qui a su construire un Etat, et puis plus personne. »

PS : Le titre de la chronique est tiré du livre de M. Seddik



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