Un oxymore nommé Habib Jamli
Il est indépendant et il le restera, nous dit-il à chaque fois que l’occasion se présente. Lui, c’est le candidat d’Ennahdha à la présidence du gouvernement, Habib Jamli, celui qui a été chargé de former une équipe dans un délai ne dépassant pas un mois (renouvelable une seule fois). Le nouvel élu semble être un adepte du maniement de l’oxymore. Aligner « indépendant » et « candidat d’Ennahdha » dans le même énoncé est tout au moins inconcevable.
Monsieur indépendant en 2019, ne l’était pas tant que ça en 2011, lorsque Hamadi Jebali a annoncé la composition de son gouvernement. A l’époque, une mention devant le nom du nouveau secrétaire d’Etat à l’Agriculture le présentait comme étant Nahdhaoui. Quand on sait qui a été à l’origine de sa propulsion sur le devant de la scène, éliminant toutes les candidatures susceptibles de lui faire de l’ombre, le doute n’est plus permis. Rached Ghannouchi installe le décor de ce qui sera le paysage politique des cinq prochaines années. Un chef de l’un des deux pôles de l’exécutif, aux ordres, maniable à souhait, l’autre chef, isolé, sans ceinture partisane et parlementaire, à Carthage et le véritable manitou au Bardo.
Pour le moment Ghannouchi s’attèle à nous faire avaler ses couleuvres. Monsieur sans couleurs affichées, Habib Jamli mène ses concertations avec les partis et les personnalités nationales en toute autonomie. S’il négocie, à titre d’exemple, avec Qalb Tounes, ce n’est pas du fait d’Ennahdha (ses leaders excluent la participation d’un parti qu’ils taxent de corruption), c’est parce qu’il est indépendant. Ennahdha n’y peut rien et continue à brouiller les pistes, tout en se servant de la carotte d’une potentielle alliance, qu’il tournera forcément à son avantage, au détriment d’un nouveau dindon de la farce.
Depuis des décennies et un parcours semé d’embuches, le cheikh n’attendait que ça : s’accaparer du pouvoir pour mener à bien sa politique dont on connait tous les contours idéologiques. Les liftings opérés entre temps ne sont qu’une façon parmi tant d’autres de noyer le poisson. Cette success story a failli tourner au vinaigre, Ennahdha n’ayant obtenu que 52 sièges, n’était-ce l’apport des 38 voix de Qalb Tounes. Enfin, le dessein se réalise. Voué auparavant à la potence, Rached Ghannouchi est finalement intronisé président du Parlement tunisien.
Après ce coup de main au cheikh et le coup en traitre envers ses électeurs, Qalb Tounes s’attend donc à une forme de partenariat gouvernemental qui lui sera « ouvertement » refusé. C’est que l’alliance parlementaire, ponctuelle, est une chose et la formation du gouvernement est toute autre.
Ennahdha avance ses pions et peaufine sa stratégie. La désignation de Habib Jamli en est le premier épisode. S’est-on basé sur le critère de la compétence et de l’indépendance en le chargeant de former le gouvernement ? Loin de là s’en faut. Son affiliation à Ennahdha et sa loyauté envers son président est LE critère qui a motivé sa nomination. Le nouveau maître du Bardo compte bien annexer la Kasbah dans son champ d’influence. Pour ce faire et pour institutionnaliser tout ça, il prévoit de mettre en place une commission au parlement dont la seule mission sera de contrôler les actions de la présidence du gouvernement. En perspective, une réelle intention d’une mainmise totale du cheikh sur son poulain, et par truchement, les ministères et les structures gouvernementales. Si l’administration et les rouages de l’Etat n’étaient pas « acquis », comme l’énonçait à l’époque Rached Ghannouchi, cela ne saurait tarder.
Le président de l’Assemblée des représentants du peuple deviendra ainsi le véritable maître à bord en soumettant le gouvernement à son hégémonie et en étant assuré de l’isolement du chef de l’Etat. Ne disait-il pas qu’il est maintenant le président de tous les Tunisiens, en confisquant cette qualité au président de la République. ? C’est alors que le mouvement, version « édulcorée » de la confrérie des Frères musulmans, pourra mettre en application ses projets politiques et sociétaux, avec la complicité des nouveaux dindons de la farce.