Par Mohamed Salah Ben Ammar
Jusqu'en 2019, la Tunisie a célébré avec éclat, le 13 août, la Journée nationale de la femme, une fête instaurée depuis 1957. Malheureusement, depuis 2019, on observe avec inquiétude que la célébration se fait avec beaucoup moins d’enthousiasme.
Le 13 août 1956, soit quatre mois après l'indépendance, le président Habib Bourguiba a promulgué le Code du Statut Personnel (CSP) qui, entre autres, a aboli la polygamie, établi une procédure judiciaire pour le divorce et stipulé que le mariage ne pouvait se faire qu’avec le consentement mutuel des deux parties. Ces décisions ont été à l’origine d’avancées sociales majeures, une exception dans le monde arabo-musulman et une fierté nationale. En théorie, la reconnaissance des libertés individuelles a permis à la femme tunisienne d’être plus libre, de ne plus être soumise à des contraintes sociales d’un autre temps, s’en vantait Bourguiba dans ses discours. Mais comme toujours, dans les faits, le chemin vers la liberté est encore long et semé d’embuches.
Le mouvement pour les droits des femmes n’a pas commencé en Tunisie avec l’indépendance. Déjà au début du 20e siècle des penseurs tunisiens, dont la figure la plus connue est Tahar Haddad, mais aussi dans autre registre Mohamed Tahar Ben Achour se sont mobilisés et ont appelé à une lecture avant-gardiste des dogmes et à une remise en cause des traditions qui opprimaient les femmes.
Des personnalités éclairées telles que le mufti Mohamed Abdelaziz Djaït, Mohamed El Fadhel Ben Achour et Ahmed Mestiri, alors jeune ministre de la Justice et bien d’autres ont, sous la direction de Habib Bourguiba, repris le flambeau. Ils étaient convaincus que l'émancipation des femmes était non seulement une question de justice sociale, mais surtout un impératif pour le développement durable de la jeune république qui venait de voir le jour.
La suite leur a donné raison en partie, et la petite Tunisie, sans grandes ressources naturelles, a dans une certaine mesure mieux réussi que certains pays bien plus riches. Ses succès en matière d’éducation, de santé sont en grandes partie dues aux droits accordés à la femme tunisienne. C’est une conviction. Ce choix qui a consacré les libertés individuelles des femmes a surtout permis d’améliorer la qualité de vie, de stimuler la croissance économique et de renforcer la cohésion sociale. Avoir des mères éduquées est une chance non seulement pour les enfants pour la société. Une société qui soumet les femmes une société qui se fait du mal. Seules les sociétés qui regardent l’avenir avec optimisme peuvent respecter les droits des femmes.
Cependant, les textes législatifs ne suffisent pas à eux seuls à transformer les mentalités ; les changements ne s'opèrent que lentement et nécessitent un engagement de tous les instants. Malgré les avancées significatives du CSP, des inégalités subsistent en Tunisie dans plusieurs domaines, notamment la santé des femmes, l'emploi et surtout la participation politique et l’accès aux postes de responsabilité. Autre sujet douloureux, les violences faites aux femmes, qu'elles soient physiques, psychologiques ou économiques, demeurent un problème social majeur.
Les auteurs du CSP, en étaient conscients, l'héritage est un facteur clé dans le maintien des inégalités, tant intra qu'extra-familiales. Et pourtant une des grandes failles du CSP a été de ne pas avoir abordé la question de l'égalité successorale entre hommes et femmes.
Comme en 56 après la révolution de 2011, la Tunisie s’est remise à rêver d’une société plus juste. Elle a engagé des réformes ambitieuses pour ancrer les valeurs de liberté, dignité et égalité. Ces réformes devaient donner un nouveau souffle à une société qui se débattait avec ses contradictions.
La Constitution de 2014 a marqué une avancée significative en affirmant que "l'État garantit aux citoyens et citoyennes les libertés et droits individuels et collectifs". Bien que la version de 2022 soit plus conservatrice, elle a réaffirmé plusieurs articles relatifs aux libertés individuelles. Mais persistaient dans les pratiques un ensemble d’atteintes aux droits individuels, des femmes mais aussi de l’ensemble des citoyens.
En vieux routier de la politique le président Béji Caid Essebsi a fait de la lutte contre les stéréotypes et les discriminations, de la défense des libertés fondamentales, un de ses derniers combats.
Il a mis en place en 2017 la Commission des libertés individuelles et de l'égalité, présidée par Maître Bochra Belhaj Hmida. Composée d'experts de divers horizons, cette commission a identifié les obstacles juridiques aux droits individuels et proposé des réformes ambitieuses dans tous les domaines. Les travaux de cette commission ont débouché sur un projet de Code des droits et libertés individuels. Il représentait une rupture significative avec le passé. Ce n’étaient pas des modifications superficielles et des ajustements qui ont été proposés, mais il a établi des définitions claires et protectrices des libertés individuelles, en opposition à l’ancienne approche beaucoup plus restrictive. Il consacre des droits fondamentaux, comme la liberté de pensée et de conscience, d'expression, de réunion et d'association, de circulation, de culte et le droit à la vie privée. Parmi les avancées notables proposées par le code figurent l'abolition de la peine de mort, la décriminalisation de l'homosexualité et une protection accrue des données personnelles. La question délicate de l'égalité successorale y est également abordée, avec une proposition de ne pas contraindre et de laisser le choix aux citoyens, ce qui aurait pu satisfaire toutes les parties concernées. Le projet prévoyait également des mécanismes judiciaires efficaces pour permettre aux individus de faire valoir leurs droits.
Au-delà des dimensions juridiques, ce projet de Code incarne une véritable vision progressiste et moderne de la société. En plaçant l'individu au centre du système, il rompt avec une logique de tutelle collective encore présente dans la culture juridique tunisienne, affirmant la primauté des droits et libertés individuels tout en les articulant avec les exigences d'un État de droit démocratique. Comme prévu, ce texte ambitieux a suscité des résistances et des débats passionnés, et le décès brutal du Président Béji Caïd Essebsi a fini par achever la dynamique. La levée de boucliers des franges conservatrices de la société ne s’est pas fait attendre.
Les propositions d'abolition de la peine de mort ou d'égalité dans l'héritage ne correspondaient pas à leur lecture littérale de l’islam. Ils ont remporté la première bataille en bloquant le texte, mais ils ne gagneront pas la guerre, car jamais les approches rétrogrades n'ont réussi à s'imposer durablement dans une société. La société tunisienne, en contact étroit avec de multiples civilisations depuis 3000 ans, l’a prouvé : elle s’est toujours orientée dans le sens de l’histoire, vers le progrès et l’ouverture sur le monde. Cette étape de notre histoire nous impose de renforcer la solidarité intergénérationnelle et entre les sexes. C’est crucial pour construire notre avenir.
Au-delà des frontières tunisiennes, ce projet de Code aurait pu représenter une avancée significative dans la reconnaissance des droits et libertés individuels au sein des sociétés arabo-musulmanes, souvent entravées par des traditions archaïques et un patriarcat oppressant. Et contrairement à ce qui a été avancé, le Code proposé, loin de renier notre héritage arabo-musulman, en donne l’interprétation la plus actuelle, celle qui fera de chaque citoyen, homme ou femme, un citoyen arabe et musulman épanoui.
Tout commence par un rêve. Alors rêvons ensemble d’une société sans peurs, ouverte et respectueuse des droits des minorités, des femmes et de tous les citoyens sans exception. Nous pouvons dépasser nos préjugés et faire en sorte que les choix de vie de chacun soient entendus et respectés, toujours dans le respect de la loi et des convictions de l’autre, ce n’est pas antagoniste. C’est même une évolution inéluctable, c’est juste une question de courage.