Il est le lobbyiste le plus notoire de la vie politique tunisienne. En prison depuis quatorze mois, son nom est très rarement évoqué par le comité de défense des prisonniers politiques et dans les médias. Kamel Letaïef n’est pourtant pas plus coupable ou moins innocent que les autres. Comme la vingtaine d’autres prisonniers politiques, il est victime d’une véritable cabale judiciaire et d’une violation des procédures.
Le comité de défense des prisonniers politiques, créé au lendemain de l’arrestation d’une vingtaine d’hommes et de femmes politiques en février 2023, semble être très sélectif quand il s’agit de défendre les victimes du régime putschiste de Kaïs Saïed. Il y a ceux dont on parle matin, midi et soir, comme Jawhar Ben Mbarek, Issam Chebbi et Ghazi Chaouachi, ceux dont on parle très rarement comme Noureddine Bhiri, Ali Larayedh et Abdelhamid Jlassi et ceux dont on ne parle jamais comme Mehdi Ben Gharbia, Kamel Letaïef et Rached Khiari.
Pourtant, ces trois-là font partie des hommes politiques tunisiens les plus illustres et méritent, tout comme les autres, que le comité d’avocats leur fasse bénéficier de sa force de frappe très efficace en matière de communication publique.
Pour le cas de MM. Ben Gharbia et Khiari, le silence du comité d’avocats s’explique. Les deux ne sont pas poursuivis dans les affaires du complot contre l’État et leur arrestation est antérieure à la vague d’arrestations de février 2023, date à laquelle le comité d’avocats s’est créé. Officiellement, Mehdi Ben Gharbia est arrêté dans des affaires financières complexes et bien que son délai de détention a été largement dépassé, le comité d’avocats ne veut pas parasiter sa communication en mêlant des dossiers sans lien entre eux. Pour ce qui est de Rached Khiari, il a beau avoir été député, il est arrêté dans des affaires de droit commun et est en train de purger sa peine suite à des verdicts prononcés dans des procès en bonne et due forme. Il n’a donc pas besoin d’être défendu d’autant plus que, visiblement, il n’a subi aucune injustice.
Il reste Kamel Letaïef impliqué dans l’affaire du complot contre l’État, tout comme les autres prisonniers politiques. Pourquoi donc le comité d’avocats ne parle jamais de lui et ne relaie jamais ses doléances ?
Ancien proche de Zine El Abidine Ben Ali, très actif dans les coulisses des milieux politiques après la révolution, Kamel Letaïef a, de tous temps, cultivé l’image de l’homme mystérieux, l’homme de l’ombre, l’homme des micmacs. Le marionnettiste en somme.
Son implication dans l’affaire de complot contre l’État n’a étonné personne, puisque l’accusation colle au personnage. Cela ne veut pas pour autant dire que c’est vrai. Dès lors qu’il y a une instruction judiciaire, il est obligatoire de réunir des preuves formelles sur des faits clairement établis.
Or d’après les avocats de la défense, aussi bien ceux de la vingtaine de prisonniers politiques que ceux de M. Letaïef, les dossiers seraient vides et ne contiennent aucune preuve tangible sur un quelconque complot.
Après quatorze mois d’investigation, le juge d’instruction a clôturé son dossier hier et a informé les prévenus des actes d’accusation. D’après un des avocats de Kamel Letaïef, ce dernier serait officiellement accusé d’avoir créé un groupe terroriste dans l’objectif de comploter contre l’État. Les mêmes chefs d’accusation que Khayam Turki et Noureddine Bhiri. Le reste des prisonniers sont accusés de simple complicité en rejoignant ce soi-disant groupe.
Quels sont les faits réels derrière cette grave accusation punie de la peine capitale ?
À entendre un des avocats de Kamel Letaïef, il n’y en aurait pas. Il précise même que Kamel Letaïef et Khayam Turki ne se seraient jamais rencontrés.
D’après la même source, son client n’aurait été interrogé que durant les premiers quinze jours suivant son arrestation. À l’exception de ces quinze jours, et durant les quatorze mois, il n’a plus jamais été auditionné.
Coupable ou innocent ? C’est à la justice de le dire et ce lors d’un procès public après la présentation de preuves formelles et indiscutables. En attendant, Kamel Letaïef tout comme le reste des prisonniers politiques, jouit de la présomption d’innocence. Une présomption d’innocence d’autant plus justifiée que ni le parquet, ni le juge d’instruction, n’ont présenté d’éléments factuels pouvant convaincre l’opinion publique de l’implication du lobbyiste dans un quelconque complot. Le seul et l’unique à en parler, c’est le président de la République (jusqu’au lundi 15 avril 2024) qui est à la fois juge et partie. Peu importe qu’il viole le secret de l’instruction et la décision du juge d’interdire tout traitement médiatique de l’affaire, Kaïs Saïed fait ce qu’il veut.
L’absence de preuves formelles et de toute communication des autorités judiciaires, ainsi que les violations répétées du président de la République, tendent à laisser penser que les prisonniers politiques sont tous victimes d’une cabale judiciaire, fomentée par le régime putschiste dans l’objectif de les faire taire et les empêcher de faire leur travail politique ordinaire d’opposition.
La question demeure entière, pourquoi parle-t-on des uns et pas des autres et particulièrement Kamel Letaïef.
La raison, comme expliquée à Business News par l’un des membres du comité de défense, est que M. Letaïef n’a pas bonne presse auprès de l’opinion publique. Connu pour être lobbyiste notoire, il est difficile pour eux de le disculper médiatiquement, des accusations dont il fait l’objet. Le lobbying est encore considéré par le commun des mortels en Tunisie, comme du conspirationnisme.
Dans les sociétés non encore habituées à la vie démocratique, la politique ne doit pas s’exercer dans les antichambres et les coulisses. Il ne doit pas y avoir de lobbying et de micmacs. Les lobbyistes, tout comme les médias qui les soutiennent, sont suspects jusqu’à preuve du contraire. Toute circulation d’argent est suspecte et assimilée à de la corruption et la manipulation des masses. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le président de la République a évoqué, lundi 15 avril, ces transferts d’argent au profit des prisonniers politiques qui, d’après lui, fomentent encore des coups fourrés derrière les barreaux.
Le régime de Kaïs Saïed, tout comme les citoyens lambda, ne voit pas d’un bon œil ce monde, forcément obscur, du lobbying.
Du coup, et afin de ne pas parasiter les lignes de défense sur le plan médiatique, le comité d’avocats défendant les prisonniers politiques, fait attention à ne pas évoquer le nom du lobbyiste le plus notoire et préfèrent axer leur communication autour des personnalités qui ont toujours agi en plein jour, notamment MM. Chaouachi, Ben Mbarek et Chebbi.
Revers de cette stratégie de communication, Kamel Letaïef se trouve totalement oublié et ne peut plus compter que sur ses avocats pour prendre sa défense devant la justice. Bien que fortement médiatiques, pour certains d’entre eux, ces avocats ont préféré faire profil bas durant les quatorze mois, convaincus que toute déclaration à propos de leur client peut être retenue contre lui.
Raouf Ben Hédi
"Je n' ai rien a faire avec ces gens, il y a d autres qui se chargeront de le défendre... "
Par ailleurs il est aussi tout à fait légitime que KL ne veuille pas être assimilé à ceux qui ont tenté de le faire emprisonné tout au long de la décennie.
Et c'est à son crédit
la vérité sortira un jour ou l'autre...
Mais on peut supposer que c'est Eltaïef lui-même qui ne veut pas être associé à ses codétenus dans cette affaire.
Ce qui serait en effet plus vraisemblable s'agissant d'une défense qui le dissocié de manière délibérée afin de ne pas apparaître comme faisant partie d'un groupe de comploteurs supposés.
C'est vraisemblablement sa ligne de défense, n'étant pas, pour sa part, et contrairement aux accusés, un homme politique, mais tout au plus un lobbyiste.