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Chroniques
« Don't cry for me, Argentina… »
11/07/2012 | 1
min
« Don't cry for me, Argentina… »
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Par Samy Ghorbal (*)

La défaite annoncée des islamistes libyens a fait naître des sentiments contradictoires chez beaucoup de Tunisiens. Un mélange de soulagement et d’agacement. Soulagement, parce qu’elle prouve que le « tsunami islamiste » censé déferler sur le monde arabe n’a finalement rien d’inéluctable. La vague verte avait déjà connu un premier coup d’arrêt en Algérie avec la victoire des dinosaures du FLN. Les observateurs avaient cependant fait montre d’un certain scepticisme quant à la valeur réelle de la performance des héritiers de l’ancien parti unique algérien – pas assez de garanties de sincérité, trop de soupçons de clientélisme et de tripatouillages… Le revers enregistré le 7 juillet par les frères musulmans libyens paraît plus significatif.

Bien sûr, il convient d’apporter des bémols. Islamistes et « libéraux » de l’Alliance des forces nationales, la coalition d’une quarantaine de partis emmenés par Mahmoud Jibril, l’ancien numéro 2 du CNT, partagent un même référentiel : pour les uns comme pour les autres, la Chariâa ne se discute pas, elle est la base de la législation, et sera l’épine dorsale de la future constitution. Les « libéraux » libyens sont à l’image de la société dont ils sont issus : une société traditionnaliste et ultra-conservatrice, faisant peu de cas des droits des femmes, et qui, par bien des égards, ressemble davantage à une constellation de tribus qu’à une nation évoluée, moderne et intégrée. Et c’est sans doute cet aspect qui est le plus dérangeant et le plus agaçant, pour nous Tunisiens. Cette Libye, que nous avons tendance à considérer comme arriérée et sauvage, vient de nous infliger une leçon de réalisme et de maturité, en refusant de s’abandonner à des factions politico-religieuses.

Cela étant dit, y-a-t-il des leçons à tirer de ce qui vient de se passer chez notre voisin de l’Est ? Plus maintenant. Les « libéraux » libyens ont appris de la mésaventure des partis progressistes et modernistes tunisiens, qui sont allés aux élections du 23 octobre 2011 en ordre dispersé. Eux ont su faire front, et c’est tant mieux. Mais, entre-temps, l’opposition tunisienne s’est ressaisie, au moins sur le plan de l’organisation. La scène politique s’est décantée. Et on assiste à un début de convergence des initiatives, celles d’El Joumhouri (née de la fusion entre le PDP, Afek Tounes et le Parti républicain), d’El Massar (Ettajdid, le PTT et les indépendants du PDM) et de Nida Tounes (née de la volonté et du pouvoir d’attraction de Béji Caïd Essebsi). Celui qui fera cavalier seul aux prochaines échéances sera durement sanctionné, c’est une certitude. En toute logique, personne ne s’exposera à un tel risque.
On peut donc considérer que la question de « l’union », qui avait tant agité la mouvance progressiste et moderniste, est réglée, dans son principe en tout cas. Donc, inutile de s’y attarder. Un autre chantier, bien plus délicat, attend nos opposants : trouver les voies et moyens pour une reconquête du pouvoir.
L’union est un préalable, une condition nécessaire, ce n’est pas la solution. Rivaliser est une chose. Gagner les cœurs en est une autre.

L’opposition coalisée peut se contenter d’attendre que la roue tourne, en misant sur la lassitude et le dépit des Tunisiens. Mais rien ne garantit que les déçus de la politique actuelle retourneront voter et sanctionneront la troïka gouvernante. Ils pourraient tout aussi bien se réfugier dans l’abstention. Le pragmatisme, l’expérience de l’Etat et la défense des acquis modernistes tiennent lieu pour l’instant de programme politique par défaut. Or ces thématiques ne parlent qu’à une fraction de l’électorat : aux classes moyennes supérieures, qui sont d’ores et déjà acquises. Pour espérer contrarier les desseins hégémoniques d’Ennahdha et de ses alliés, l’opposition moderniste doit, impérativement, élargir son assise et toucher d’autres catégories de la population. Il n’y a plus d’espace sur la droite, les créneaux de l’identité et du conservatisme religieux sont déjà occupés. Elle doit donc mordre sur sa gauche et « parler » aux classes populaires.
Les partis réformistes doivent imprimer une coloration sociale à leur programme, et se doter d’un projet qui tienne compte des attentes populaires, de l’aspiration à la justice et à l’égalisation des conditions économiques. Il faut tourner le dos aux utopies technocratiques et prendre à bras le corps la question sociale, qui, est-il utile de le rappeler, a été le détonateur de la Révolution. Pour dire les choses crûment, quitte à choquer : il faut insuffler une bonne dose de populisme dans la politique tunisienne.
Il n’est évidemment pas question ici de faire l’éloge du populisme infantile et irresponsable d’un Hechmi Hamdi. Peut-il exister un bon populisme, un populisme qui aurait des « vertus démocratiques » ?

Tournons notre regard du côté de l’Amérique du Sud. Cette région du monde est confrontée à des contraintes et des défis similaires à ceux que nous rencontrons actuellement en Tunisie. Les sociétés latino-américaines sont des sociétés jeunes et profondément inégalitaires. Sécularisées, influencées par l’idéologie positiviste qui s’est diffusée après les indépendances, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, elles sont aujourd’hui aux prises avec un très fort « revivalisme religieux » (le protestantisme évangélique est en plein essor, notamment au Brésil). Leurs économies, pleinement insérées dans la mondialisation, sont tournées vers l’exportation, mais ne maîtrisent pas les termes de l’échange international. Leurs systèmes politiques ont connu d’importantes mutations, les régimes militaires dictatoriaux ayant cédé la place à des gouvernements démocratiquement élus. L’histoire politique de l’Amérique du Sud est une histoire de violence et de coups d’Etat. La torture et les abus y ont été pratiqués à grande échelle, et les responsables n’ont pas toujours été châtiés, loin s’en faut. Les problématiques de l’impunité, de la réconciliation et de la justice transitionnelle restent terriblement prégnantes.
L’Amérique du Sud a été et reste la terre d’élection d’une forme originale de populisme. Elle a enfanté de mythologies politiques puissantes, qui ont résisté aux outrages du temps et à l’essoufflement des idéologies séculières. Le justicialisme de l’argentin Juan Domingo Péron (président entre 1946 et 1955 et de 1973 à sa mort en 1974), le bolivarisme, et, dans une mesure moindre, le modèle de l’Estado novo, du brésilien Getulio Vargas (au pouvoir entre 1930 et 1945 puis de 1951 à sa mort, en 1954), restent des codes politiques redoutablement efficaces.

Le style de gouvernement de Vargas et de Péron était charismatique et autoritaire. Fondé sur le culte de la personnalité et le « rapport direct avec les masses », il pouvait, par certains aspects, se rapprocher du fascisme, alors en vogue en Europe. Mais là n’est pas l’essentiel. Car l’un et l’autre ont réussi à cimenter une alliance inédite entre une fraction de la bourgeoisie et de l’élite gouvernante et les classes populaires. L’un et l’autre ont mis en place des politiques axées sur une redistribution plus équitable des revenus, l’amélioration de la protection des travailleurs et les lois sociales. Loin d’être de simples figures rhétoriques, le souci de justice et l’attention au sort des couches défavorisées de la population figuraient au cœur de leur logiciel politique.
Le péronisme argentin témoigne d’une vitalité étonnante. Carlos Menem (1989 / 1999), Nestor puis Cristina Krichner, l’actuelle présidente, sont issus de cette matrice.
Le populisme latino-américain est passionnant à étudier. Même s’il a connu des dérives et des échecs, il s’apparente à une alchimie particulière, qui a rendu possible une canalisation positive des frustrations, et qui a permis d’incorporer dans l’espace démocratique des catégories sociales qui avaient été tenues jusque-là à la lisière du champ politique. Il ne s’agit évidemment pas de l’imiter ou de le calquer, mais de s’en inspirer.
Pour espérer pouvoir rivaliser sérieusement avec l’islamisme, l’opposition tunisienne coalisée doit être en mesure de porter une promesse de dignité, et de faire vivre une espérance. Elle ne peut plus faire l’impasse sur la question sociale et sur l’exigence de justice…

(*) Journaliste et écrivain. A publié Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète (Cérès éditions, janvier 2012).A rejoint l’équipe de Business News en tant que Chroniqueur.
11/07/2012 | 1
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