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Institut national de la Statistique : Pourquoi ne sait-on plus calculer en Tunisie ?
25/11/2013 | 1
min
Institut national de la Statistique : Pourquoi ne sait-on plus calculer en Tunisie ?
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Depuis plus d’un an, l’Institut national de la Statistique (INS) est la proie de pratiques et de tergiversations dénoncées aussi bien par les experts économiques que par les agents et cadres de l’institut.
Entre ce que dénoncent les agents de l’institut et les soupçons, de plus en plus pesants quant à de présumées manipulation des chiffres, l’INS est aujourd’hui dans une crise ouverte. Les agents et cadres de l’institut veulent voir partir le directeur général actuel, mais serait-ce suffisant pour désamorcer cette crise ? 


C’est le recensement national de la population et de l’emploi, prévu pour l’année 2013, qui constitue la carte de pression maîtresse que comptent utiliser les agents et cadres de l’institut national de la Statistique en vue d’obtenir l’éviction du directeur général, Jalaleddine Ben Rejeb. Outre des revendications d’ordre purement professionnel liées à la situation des employés, les agents et les cadres de l’institut révèlent des pratiques inquiétantes aussi bien dans sa gestion financière que dans la communication des chiffres livrés par l’INS.

Dans un communiqué daté du 22 novembre, les agents et les cadres de l’INS dénoncent « l’influence qu’exerce le directeur général auprès des cadres de l’institut pour modifier certains indicateurs statistiques qui ne sont pas cohérents avec ses déclarations télévisuelles et radiophoniques ayant un caractère positif ».
Il faut noter, à ce titre, que les soupçons de manipulation des chiffres qui pèsent sur le nouveau directeur général de l’institut ne sont pas nouveaux. En effet, en février 2013, Jalaleddine Ben Rejeb mettait en doute les perspectives de croissance tunisienne émises par le FMI en arguant que le Fonds se basait, pour ses calculs, sur les chiffres communiqués par l’institut. Il explique ne pas comprendre sur quelle base le Fonds opère les changements sur les chiffres qui lui sont fournis, étant donné le décalage entre les deux. Il s’était également indigné contre les dégradations de la note souveraine de la Tunisie en déclarant « qu’il n’en comprenait pas les raisons ».

Les soupçons entourant la manipulation de chiffres prennent naissance dans la nomination même de Jalaleddine Ben Rejeb. Celui-ci a été désigné à la tête de l’INS en lieu et place de Slah Saïdi qui avait été nommé à ce poste sous le gouvernement Béji Caïd Essebsi. M. Saïdi, consultant à la BAD et ingénieur statisticien, ne laissait aucun doute sur sa compétence et sur sa capacité à diriger l’institut contrairement à son successeur, aujourd’hui contesté. Le nouveau directeur général de l’INS est soupçonné d’accointance avec le régime de la Troïka. Une proximité qui entraînerait une manipulation des chiffres pour prétendre à la réussite du régime en place.

Hachemi Alaya, universitaire et docteur en sciences économiques, était l’un des premiers à mettre en doute la fiabilité des chiffres émis par l’INS en critiquant sa méthodologie de calcul. Des accusations que Jalaleddine Ben Rejeb s’est empressé de réfuter en bloc arguant que la méthodologie de calcul des statistiques diffère d’une école à une autre et que ceux qui critiquent les chiffres de l’INS doivent cibler les limites ou les avantages de cette méthode et non s’attaquer aux personnes en charge de la diffusion des chiffres. Une maigre défense quand on sait que les chiffres présentés sont en contradiction avec ceux des institutions monétaires internationales et des agences de notation.

Le 21 septembre 2012, voyant que les critiques envers les chiffres de l’INS n’en finissaient pas d'être critiqués, le directeur général de l’institut avait déclaré qu’il était prêt à retrouver son poste d’universitaire si « l’acharnement » se poursuivait.

Moez Joudi, expert financier international et président de l’Association tunisienne de gouvernance (ATG), nous a livré son analyse quant à la fiabilité des chiffres de l’INS. Tout d’abord, l’expert international s’interroge sur les raisons ayant poussé le gouvernement à opérer des changements à la tête d’une institution comme l’INS. Il a expliqué ensuite que l’INS souffrait d’un « problème de gouvernance ». Etant affilié à l’Etat, l’institut reste dépendant de l’exécutif alors, qu’idéalement, l’organisme chargé des statistiques nationales devrait être indépendant et non se contenter de publier ces chiffres sans les interpréter.
Quant à la personne de Jalaleddine Ben Rejeb, Moez Joudi a confié qu’il était connu du milieu académique tunisien, étant lui-même universitaire mais que, du fait de son inexpérience, il manquait de vigueur dans la direction d’un organisme administratif comme l’INS. Par ailleurs, M. Joudi a expliqué que les méthodologies de calcul des chiffres de l’INS étaient désuètes et inadaptées à la situation actuelle. A tel point que les opérateurs économiques les prennent avec précaution. L’expert en a voulu pour preuve que la Banque africaine de Développement (BAD) a octroyé un crédit à l’INS pour remettre à niveau ses méthodologies.
Moez Joudi ajoute qu’il soutient le directeur général de l’INS dans sa proposition de faire une loi garantissant l’indépendance de l’institut. Selon lui, une telle mesure permettrait d’apporter plus de transparence et plus de clarté dans le fonctionnement de l’institut et dans la méthode d’interprétation des indicateurs économiques, ce qui pourrait lever les doutes d’un côté et donner plus de crédibilité aux chiffres au niveau international.

Consulté à propos de la même problématique, Mourad El Hattab, spécialiste en gestion des risques financiers, a également pointé du doigt la vétusté des méthodologies de calcul utilisées par l’INS en rappelant qu’elles datent de trente ans. Par ailleurs, Mourad El Hattab a mis l’accent sur la nécessité d’apporter plus de transparence au calcul des chiffres : « Je demande un audit du système statistique central. Non pas pour mettre en cause la validité des chiffres communiqués mais pour parfaire leur calcul et améliorer leur pertinence ».
Questionné sur la fiabilité des chiffres communiqués actuellement par l’INS, Mourad El Hattab a déclaré : « Les doutes planent sur les chiffres vu qu’il y a un décalage entre le constat des experts et le ressenti des citoyens, d’un côté, et la situation décrite par les chiffres communiqués, de l'autre. Par ailleurs, la confiance entre le gouvernement et les experts ainsi que les citoyens est rompue, ce qui fait que tout chiffre ou toute déclaration sont remis en cause quasi systématiquement ».
Mourad El Hattab a, également, évoqué son expérience personnelle lorsqu’il avait communiqué des chiffres alarmants sur son domaine de prédilection, le tourisme. « Je me suis basé sur les chiffres de la direction des études de l’Office national du tourisme tunisien. Le lendemain d’une intervention à la radio, j’ai été méchamment démenti par le ministre en personne, alors que je me suis basé sur les mêmes chiffres qu’il emploie ! », a t-il déclaré. L’expert économique a ensuite noté que son confrère, Moez Joudi, avait fondé une association, dont il fait partie, (NDLR : ATG) juste pour dire qu’il y avait des règles à respecter, ce qui n’est manifestement pas le cas actuellement.
Pour illustrer son propos, Mourad El Hattab ajoute : « Quand j’ai pointé du doigt les incohérences entre les chiffres communiqués par l’INS, la BCT et le ministère des Finances, le conseiller financier du Premier ministre m’a annoncé qu’une commission allait être instaurée pour unifier les chiffres. C’est purement et simplement scandaleux ! On serait tentés de croire à un maquillage des chiffres ».

Sous l’ancien régime, il était devenu de notoriété publique que les chiffres de l’INS n’étaient pas fiables et ne servaient qu’à enjoliver les performances du régime en place. Aujourd’hui, le doute subsiste. Manipulation volontaire pour les employés de l’institut, vétusté des méthodes et inadaptation pour les experts, le résultat est le même : les chiffres de l’INS ne peuvent pas être toujours exempts de tout doute. Pire encore, ce manque de crédibilité touche plusieurs institutions de l’Etat.
Pour preuve, Moez Joudi rapporte : « Nous avons été déclassés du classement de compétitivité de Davos en 2012 parce que l’IACE, l’INS et le gouvernement communiquaient des chiffres différents ». C’est dire l’ampleur du chantier.
25/11/2013 | 1
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