Tribunes
La Tunisie, une ambition fragile

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Par Ridha Tlili*
- La révolution tunisienne a engendré trois nouveaux acteurs sur la scène politique :
Le peuple, les jeunes et les régions.
- Toute politique nouvelle et de rupture devrait tenir compte des revendications et des espérances de ces acteurs. Le gouvernement nommé après les élections, les partis au pouvoir et même les membres de l’ANC n’ont finalement pas été en mesure de regarder la Tunisie autrement, tout a été fait comme si ces nouveaux acteurs n’existaient pas, ce qui explique les révoltes permanentes des régions, les grèves spontanées, la violence verbale et physique utilisée quotidiennement par la jeunesse et les nantis.
- En fait, la vraie rupture avec l’ancien régime se démarque à travers l’émergence de ces trois nouveaux acteurs qui sont encore en mesure d’écrire une autre Histoire. Le 17 décembre 2010 ou le 14 janvier 2011 ne constituent en aucun cas la fin de l’histoire. Il faut regarder la Tunisie à travers un temps long et une nouvelle lecture des rapports sociaux.
- Il est donc inutile de chercher derrière toute manifestation de colère et de révolte, une main occulte qui manipule ces nouveaux acteurs. Cette démarche infantilise l’ensemble de la société et déresponsabilise les tenants du pouvoir. Depuis Machiavel, nous savons que cette approche qui prône que le peuple est toujours manipulé et (manipulable) témoigne d’un grand mépris de ce dernier. Enfin cette même démarche a été un apanage de toutes les dictatures.
- La nouvelle Constitution a été idéalisée et mystifiée, tout est consacré à un suivi permanent souvent idéologique parfois schizophrénique comme si cette Constitution allait résoudre toutes questions posées à la Tunisie de demain.
- Tous les partis politiques particulièrement ceux qui sont au pouvoir (la Troïka) s’investissent au Bardo pour pouvoir adapter la Constitution à leurs interprétations de ce qui pourrait être les intérêts du peuple tunisien.
L’Histoire nous a démontré que les constitutions les plus démocratiques, les plus pertinentes, les plus inscrites dans le futur ne sont pas celles qui s’appliquent dans l’absolu.
- Une Constitution démocratique ne peut se traduire dans la réalité que si les structures de l’Etat sont cohérentes avec les fondements et l’esprit de cette Constitution. En l’absence de réformes des structures de l’Etat et en l’absence de rupture avec les anciennes structures qui ont favorisé l’émergence et le maintien de la dictature pendant des années, elle reste, soit inappliquée, soit ouverte à toutes les manipulations politiques idéologiques. En d’autres termes, si les structures de l’Etat continuent à s’appuyer sur un centralisme « démocratique » où tout ordre ne peut se décider que par le pouvoir central et à travers la centralisation du pouvoir, la démocratie demeure formelle au service uniquement des partis politiques dominants.
- La rédaction d’une constitution et la réforme de la structure de l’Etat doivent aller non seulement de pair mais également et surtout dans un esprit de cohérence totale et sans faille. Autrement, il est possible, même plausible, que les nouveaux gouvernants finissent par reproduire les caractéristiques de l’ancien régime, si par exemple la Constitution ne couvre pas cette nouvelle réalité régionale et n’apporte pas une nouvelle politique territoriale favorisant l’émergence des régions comme force « autonome » ou « décentralisée » (pas de décentralisation démagogique que la Tunisie a connue depuis toujours). C’est pourquoi la dynamique régionale se transforme en une contestation permanente contre le pouvoir central. La réforme des structures de l’Etat devient alors un impératif stratégique que la Constitution doit rendre visible et réel. En fait, il s’agit de construire un Etat fédérateur et non un Etat centralisé, dominateur, un Etat qui accapare tous les pouvoirs matériels et symboliques. C’est l’égalité territoriale qu’il faudrait promouvoir aujourd’hui.
- La première question que nous avons posée au lendemain des élections ; qui va gouverner la Tunisie ? Le gouvernement, les partis au pouvoir (la Troïka) ou le parti dominant Ennahdha ? Et comment faire pour que le parti dominant ne se transforme pas en un Parti-Etat comme par le passé ? Cette dérive est presque naturelle dans un pays où la culture démocratique est encore embryonnaire.
- La notion même des Partis-Etat est antidémocratique. L’Etat doit disposer de tous les outils et les mécanismes qui garantissent son autonomie et qui assurent l’exercice de ses fonctions. Or nous constatons surtout ces derniers mois une confusion de rôles entre Partis au pouvoir et Etat. Ce phénomène est aggravé par un disfonctionnement quasi permanant entre le chef de l’Etat, l’Etat lui-même et le gouvernement, et parfois entre l’Etat et l’ANC. C’est une question qui doit être résolue au plus vite pour que les prochaines élections ne soient pas entachées par les sauces de l’ancien régime.
- Une société en situation de transition démocratique, Etat, Partis politiques, sociétés civiles, syndicats, municipalités, etc., doivent produire les valeurs pour sauver cette transition. Or nous constatons que cet aspect nécessaire à tout passage à la démocratie est réellement occulté. Les valeurs auxquelles nous pensons qui auraient dû être promues juste après les élections sont à titre d’exemple :
• un nouveau nationalisme global à l’inverse des nationalismes sectaires, régionalistes, autoritaires, etc.
• une identité culturelle inclusive (à l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie ou des identités culturelles d’exclusion sont devenues à la « mode »).
• une solidarité active entre tous les Tunisiens, entre aussi toutes les régions, riches, moins riches et les régions pauvres.
• Le respect des différences, des divergences et des diversités culturelles, etc.
• Une ambition pour le future : Dans combien de temps l’Etat tunisien mettra fin à la pauvreté ? dans combien de temps les régions déshéritées seront désenclavées ? dans combien de temps le Smig sera digne d’une société de justice ? dans combien de temps les transports publics ne seront plus un cauchemar quotidien ? etc.
- Toute transition démocratique doit s’appuyer sur une feuille de route géostratégique qui positionne la Tunisie dans une perspective future et à long terme. Cette question est d’une importance capitale pour une raison simple, la Tunisie n’a pour le moment aucune profondeur stratégique, richesse énergétique lui permettant de développer un rôle singulier dans la guerre économique, politique et sécuritaire internationale.
- Un vrai danger guette la Tunisie, c’est le marché dit informel, parallèle ou noir, qui prend des dimensions inquiétantes. Comme nous savons depuis bien longtemps que le développement de ce marché est en relation avec de multiples formes de corruption. Il y a bien entendu encore une relation étroite entre marché noir et corruption de l’administration. Si l’Etat ne s’attaque pas à cette dérive, aujourd’hui même il sera probablement trop tard dans les années qui viennent. Il est impératif que tous les acteurs de la société prennent conscience que le marché noir est le premier pas vers le crime organisé et la première pierre du mur qui risque de déstabiliser l’Etat de droit. A notre avis il s’agit d’une priorité absolue si nous voulons vraiment réussir une transition démocratique.
- La question des rapports entre Histoire et Mémoire est certainement très importante mais en faire un cheval de bataille aujourd’hui peut amener à la fracture sociale. Les Espagnols ne se sont engagés à ouvrir le débat sur un certain nombre de dossier en rapport avec la vérité historique qu’après 30 ans de rupture avec le franquisme, parce qu’ils considèrent que la priorité des priorités consiste à assurer et protéger la transition démocratique.
- Enfin, la transition démocratique implique trois scénarios ; l’un catastrophique (conflit idéologique, absence d’un projet national de société) c’est l’échec de la transition démocratique ; le second c’est la réussite de la transition démocratique qui exige cependant que tous les acteurs politiques cèdent sur tout ce qui divise et tout ce qui sépare à travers des intérêts spécifiques aux partis politiques, aux clans, aux régions (la théorie de Felipe Gonzales) ; un troisième scénario est en relation essentiellement avec la situation économique. Si cette dernière se maintient dans l’incapacité de résoudre les questions sociales, il est fort probable que la transition démocratique ne sera pas réalisable dans les temps voulus.
* Ridha Tlili est professeur d’histoire géopolitique et directeur de la Fondation Ahmed Tlili pour la Culture démocratique et la Justice sociale.
- La révolution tunisienne a engendré trois nouveaux acteurs sur la scène politique :
Le peuple, les jeunes et les régions.
- Toute politique nouvelle et de rupture devrait tenir compte des revendications et des espérances de ces acteurs. Le gouvernement nommé après les élections, les partis au pouvoir et même les membres de l’ANC n’ont finalement pas été en mesure de regarder la Tunisie autrement, tout a été fait comme si ces nouveaux acteurs n’existaient pas, ce qui explique les révoltes permanentes des régions, les grèves spontanées, la violence verbale et physique utilisée quotidiennement par la jeunesse et les nantis.
- En fait, la vraie rupture avec l’ancien régime se démarque à travers l’émergence de ces trois nouveaux acteurs qui sont encore en mesure d’écrire une autre Histoire. Le 17 décembre 2010 ou le 14 janvier 2011 ne constituent en aucun cas la fin de l’histoire. Il faut regarder la Tunisie à travers un temps long et une nouvelle lecture des rapports sociaux.
- Il est donc inutile de chercher derrière toute manifestation de colère et de révolte, une main occulte qui manipule ces nouveaux acteurs. Cette démarche infantilise l’ensemble de la société et déresponsabilise les tenants du pouvoir. Depuis Machiavel, nous savons que cette approche qui prône que le peuple est toujours manipulé et (manipulable) témoigne d’un grand mépris de ce dernier. Enfin cette même démarche a été un apanage de toutes les dictatures.
- La nouvelle Constitution a été idéalisée et mystifiée, tout est consacré à un suivi permanent souvent idéologique parfois schizophrénique comme si cette Constitution allait résoudre toutes questions posées à la Tunisie de demain.
- Tous les partis politiques particulièrement ceux qui sont au pouvoir (la Troïka) s’investissent au Bardo pour pouvoir adapter la Constitution à leurs interprétations de ce qui pourrait être les intérêts du peuple tunisien.
L’Histoire nous a démontré que les constitutions les plus démocratiques, les plus pertinentes, les plus inscrites dans le futur ne sont pas celles qui s’appliquent dans l’absolu.
- Une Constitution démocratique ne peut se traduire dans la réalité que si les structures de l’Etat sont cohérentes avec les fondements et l’esprit de cette Constitution. En l’absence de réformes des structures de l’Etat et en l’absence de rupture avec les anciennes structures qui ont favorisé l’émergence et le maintien de la dictature pendant des années, elle reste, soit inappliquée, soit ouverte à toutes les manipulations politiques idéologiques. En d’autres termes, si les structures de l’Etat continuent à s’appuyer sur un centralisme « démocratique » où tout ordre ne peut se décider que par le pouvoir central et à travers la centralisation du pouvoir, la démocratie demeure formelle au service uniquement des partis politiques dominants.
- La rédaction d’une constitution et la réforme de la structure de l’Etat doivent aller non seulement de pair mais également et surtout dans un esprit de cohérence totale et sans faille. Autrement, il est possible, même plausible, que les nouveaux gouvernants finissent par reproduire les caractéristiques de l’ancien régime, si par exemple la Constitution ne couvre pas cette nouvelle réalité régionale et n’apporte pas une nouvelle politique territoriale favorisant l’émergence des régions comme force « autonome » ou « décentralisée » (pas de décentralisation démagogique que la Tunisie a connue depuis toujours). C’est pourquoi la dynamique régionale se transforme en une contestation permanente contre le pouvoir central. La réforme des structures de l’Etat devient alors un impératif stratégique que la Constitution doit rendre visible et réel. En fait, il s’agit de construire un Etat fédérateur et non un Etat centralisé, dominateur, un Etat qui accapare tous les pouvoirs matériels et symboliques. C’est l’égalité territoriale qu’il faudrait promouvoir aujourd’hui.
- La première question que nous avons posée au lendemain des élections ; qui va gouverner la Tunisie ? Le gouvernement, les partis au pouvoir (la Troïka) ou le parti dominant Ennahdha ? Et comment faire pour que le parti dominant ne se transforme pas en un Parti-Etat comme par le passé ? Cette dérive est presque naturelle dans un pays où la culture démocratique est encore embryonnaire.
- La notion même des Partis-Etat est antidémocratique. L’Etat doit disposer de tous les outils et les mécanismes qui garantissent son autonomie et qui assurent l’exercice de ses fonctions. Or nous constatons surtout ces derniers mois une confusion de rôles entre Partis au pouvoir et Etat. Ce phénomène est aggravé par un disfonctionnement quasi permanant entre le chef de l’Etat, l’Etat lui-même et le gouvernement, et parfois entre l’Etat et l’ANC. C’est une question qui doit être résolue au plus vite pour que les prochaines élections ne soient pas entachées par les sauces de l’ancien régime.
- Une société en situation de transition démocratique, Etat, Partis politiques, sociétés civiles, syndicats, municipalités, etc., doivent produire les valeurs pour sauver cette transition. Or nous constatons que cet aspect nécessaire à tout passage à la démocratie est réellement occulté. Les valeurs auxquelles nous pensons qui auraient dû être promues juste après les élections sont à titre d’exemple :
• un nouveau nationalisme global à l’inverse des nationalismes sectaires, régionalistes, autoritaires, etc.
• une identité culturelle inclusive (à l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie ou des identités culturelles d’exclusion sont devenues à la « mode »).
• une solidarité active entre tous les Tunisiens, entre aussi toutes les régions, riches, moins riches et les régions pauvres.
• Le respect des différences, des divergences et des diversités culturelles, etc.
• Une ambition pour le future : Dans combien de temps l’Etat tunisien mettra fin à la pauvreté ? dans combien de temps les régions déshéritées seront désenclavées ? dans combien de temps le Smig sera digne d’une société de justice ? dans combien de temps les transports publics ne seront plus un cauchemar quotidien ? etc.
- Toute transition démocratique doit s’appuyer sur une feuille de route géostratégique qui positionne la Tunisie dans une perspective future et à long terme. Cette question est d’une importance capitale pour une raison simple, la Tunisie n’a pour le moment aucune profondeur stratégique, richesse énergétique lui permettant de développer un rôle singulier dans la guerre économique, politique et sécuritaire internationale.
- Un vrai danger guette la Tunisie, c’est le marché dit informel, parallèle ou noir, qui prend des dimensions inquiétantes. Comme nous savons depuis bien longtemps que le développement de ce marché est en relation avec de multiples formes de corruption. Il y a bien entendu encore une relation étroite entre marché noir et corruption de l’administration. Si l’Etat ne s’attaque pas à cette dérive, aujourd’hui même il sera probablement trop tard dans les années qui viennent. Il est impératif que tous les acteurs de la société prennent conscience que le marché noir est le premier pas vers le crime organisé et la première pierre du mur qui risque de déstabiliser l’Etat de droit. A notre avis il s’agit d’une priorité absolue si nous voulons vraiment réussir une transition démocratique.
- La question des rapports entre Histoire et Mémoire est certainement très importante mais en faire un cheval de bataille aujourd’hui peut amener à la fracture sociale. Les Espagnols ne se sont engagés à ouvrir le débat sur un certain nombre de dossier en rapport avec la vérité historique qu’après 30 ans de rupture avec le franquisme, parce qu’ils considèrent que la priorité des priorités consiste à assurer et protéger la transition démocratique.
- Enfin, la transition démocratique implique trois scénarios ; l’un catastrophique (conflit idéologique, absence d’un projet national de société) c’est l’échec de la transition démocratique ; le second c’est la réussite de la transition démocratique qui exige cependant que tous les acteurs politiques cèdent sur tout ce qui divise et tout ce qui sépare à travers des intérêts spécifiques aux partis politiques, aux clans, aux régions (la théorie de Felipe Gonzales) ; un troisième scénario est en relation essentiellement avec la situation économique. Si cette dernière se maintient dans l’incapacité de résoudre les questions sociales, il est fort probable que la transition démocratique ne sera pas réalisable dans les temps voulus.
* Ridha Tlili est professeur d’histoire géopolitique et directeur de la Fondation Ahmed Tlili pour la Culture démocratique et la Justice sociale.
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