Chroniques
Nous donnerons la parole au diable s'il le faut !

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Par Nizar BAHLOUL
« Non, on ne lâchera pas. Non, on ne se déculottera pas. Nous résisterons. Nous n’avons pas le droit de faire ça à nos enfants, nous n’avons pas le droit de rater cette occasion historique de laisser échapper cette liberté d’expression, seul et unique acquis de la révolution. »
Il s’agit là d’un extrait d’une discussion privée, comme j’en ai régulièrement avec mon ami et confrère Moez Ben Gharbia, animateur de l’émission « 21 heures » diffusée sur la chaîne Ettounsia.
Cette discussion a eu lieu jeudi dernier, tôt le matin. Il me faisait part des pressions subies pour que son interview exclusive de Slim Chiboub, prévue le soir même, ne soit pas diffusée et nous nous interrogions tous les deux sur ce que l’on devrait faire. Fallait-il céder au nom de cet hypothétique danger pour la sécurité et la paix sociale ? Ou fallait-il continuer à défendre la liberté d’expression, dont la disparition serait mille fois plus fatale pour la corporation et le pays ?
L’hésitation n’a duré que quelques instants, pour nous fixer sur ce que tous les médias devraient faire : défendre cet acquis le plus cher, car il y va de notre avenir à tous. Non pas en tant qu’hommes de médias, mais en tant que Tunisiens.
Chacun est allé vaquer ensuite à ses occupations, Moez était décidé. Il avait suffisamment de courage et de sang froid pour affronter l’orage. Je ne pouvais qu’admirer sa détermination et l’y encourager. S’ils veulent abattre la liberté d’expression, qu’ils le fassent, mais sans notre complicité, cette fois. Nous ne récidiverons pas !
L’après-midi, l’information est tombée comme un couperet. Le contentieux de l’Etat intente en référé une action pour censurer la diffusion de l’émission. Le juge a accédé à la demande en un temps record : quelques minutes !
La censure est là, bien là, l’interview ne sera pas diffusée.
Ce sera là le premier clou dans notre tombeau. Ce sera la première véritable pierre de ce que sera « la liberté d’expression » de la dictature tunisienne naissante, pour paraphraser le célèbre lapsus de Hamadi Jebali, chef du gouvernement.
Sur les réseaux sociaux, dans les milieux islamistes, dans les milieux des révoltés (et même au Maghreb, comble du comble !), on applaudit la décision.
Tout ce beau monde n’a vu la question que sous le minuscule prisme d’empêcher la parole à Slim Chiboub. Les figures de l’ancien régime n’ont droit qu’au silence, paraît-il. Les figures de l’ancien régime, ces « sales contre-révolutionnaires », n’ont pas le droit de s’exprimer.
Avec eux, on doit se comporter maintenant comme on se comportait avant avec Rached Ghannouchi, Moncef Marzouki et Hamma Hammami. On leur interdit les médias de leur pays parce que, nous disait-on, ces opposants sont contre les intérêts de la Tunisie. Ils travaillent, nous disait-on, pour des parties étrangères occultes.
Avec ce qui s’est passé jeudi dernier, on sort exactement les mêmes arguments.
On a juste remplacé Rached Ghannouchi par Slim Chiboub. Demain, on remplacera Moncef Marzouki par Belhassen Trabelsi et Hamma Hammami par Imed Trabelsi.
Je vois venir. Blasphème ! Comment osez-vous comparer Ghannouchi, l’érudit, à Slim Chiboub le voleur. Comment osez-vous comparer le droit-de-l’hommiste Marzouki au mafieux Trabelsi ?
On y est ! Hier, on nous désignait les ennemis qu’on se doit de détester. On nous considérait comme immatures ne distinguant pas ce qui est bénéfique pour nous, de ce qui ne l’est pas. Aujourd’hui, c’est la même rengaine qu’on nous ressert. Entre-temps, le terme « révolution » a remplacé « les acquis du Changement ».
C’est justement là l’objectivité, dont tout le monde parle et que personne ne voit, qui devrait être évoquée.
Un journaliste se doit de donner la parole à tout le monde, quelles que soient leurs tendances. « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire », a déclaré un jour Voltaire.
Cela ne sert à rien de censurer. Ghannouchi a bien trouvé des médias pour diffuser ses messages, Chiboub en trouvera aussi. Pourquoi donc leur permettre d’aller s’exprimer sur Al Jazeera ou la BBC et délaisser les médias de leur pays ?
Abdelbari Atwane a bien donné la parole au terroriste Oussama Ben Laden, pourquoi donc ne donnerait-on pas la parole à Chiboub ?
On a bien ouvert la prison et permis à des prisonniers de s’exprimer, pourquoi donc ne donne-t-on pas ce même droit à des fuyards ? Et qui nous dit déjà que ceux que la vindicte populaire a qualifiés de « mafieux » sont réellement mafieux ?
On nous dit que ces « mafieux » doivent affronter d’abord la justice, plutôt que les médias. Soit.
Dans ce cas, Ben Ali avait bien raison en « nous interdisant » d’interviewer les Rached Ghannouchi, Salah Karkar (paix à son âme) et autres fuyards de l’époque ?
Pourtant, et si l’on compare par rapport à ce qui se pratique dans les grandes démocraties, tout le monde a le droit de s’exprimer, y compris le diable ! Seule et unique ligne rouge : la loi !
Pourquoi donc veut-on la démocratie en pièces détachées ? La démocratie est un tout et la liberté d’expression en fait totalement partie. Elle en est même un composant essentiel.
Si un pouvoir est incapable d’affronter la parole de son ennemi, c’est son problème, pas celui des médias. Et si ce pouvoir est incapable d’affronter une parole, c’est qu’il est incapable de diriger un pays. Une preuve ? Zine El Abidine Ben Ali !
Il aura fallu attendre le lendemain pour qu’une juge (une dame, une grande) remplie de courage et de bon sens sauve l’honneur de la liberté d’expression en rejetant le recours du Contentieux de l’Etat.
C’est de cette justice impartiale et aveugle dont la Tunisie a le plus besoin aujourd’hui. C’est elle, et elle seule, qui est capable de freiner les ardeurs d’un régime de plus en plus aveuglé par son pouvoir. De plus en plus tenté d’utiliser les armes en sa possession pour asseoir sa position.
Avec une justice aveugle et impartiale, les médias pourront combattre les ardeurs du pouvoir, ils pourront résister, ils pourront continuer leur mission et préserver cette liberté d’expression naissante et encore fragile.
Si les médias cèdent, la démocratie est foutue. Il y aura des fraudes (il y en a déjà !) dans les élections et les votes sans qu’aucun journal ne puisse en parler. Il y aura des abus (il y en a déjà) sans qu’aucune victime ne puisse se défendre. Il y aura des détournements sans qu’aucun ne puisse dénoncer.
Pour pouvoir bien assurer leur mission, cependant, les médias ont besoin de deux éléments fondamentaux : une justice impartiale et un financement sain.
Sans cela, les Moez Ben Gharbia and co ne pourront pas résister longtemps.
N.B : Pensée à Sami Fehri, Nabil Chettaoui, les Salafistes et beaucoup d’autres, sous les verrous depuis des mois, en attente de leurs procès...
« Non, on ne lâchera pas. Non, on ne se déculottera pas. Nous résisterons. Nous n’avons pas le droit de faire ça à nos enfants, nous n’avons pas le droit de rater cette occasion historique de laisser échapper cette liberté d’expression, seul et unique acquis de la révolution. »
Il s’agit là d’un extrait d’une discussion privée, comme j’en ai régulièrement avec mon ami et confrère Moez Ben Gharbia, animateur de l’émission « 21 heures » diffusée sur la chaîne Ettounsia.
Cette discussion a eu lieu jeudi dernier, tôt le matin. Il me faisait part des pressions subies pour que son interview exclusive de Slim Chiboub, prévue le soir même, ne soit pas diffusée et nous nous interrogions tous les deux sur ce que l’on devrait faire. Fallait-il céder au nom de cet hypothétique danger pour la sécurité et la paix sociale ? Ou fallait-il continuer à défendre la liberté d’expression, dont la disparition serait mille fois plus fatale pour la corporation et le pays ?
L’hésitation n’a duré que quelques instants, pour nous fixer sur ce que tous les médias devraient faire : défendre cet acquis le plus cher, car il y va de notre avenir à tous. Non pas en tant qu’hommes de médias, mais en tant que Tunisiens.
Chacun est allé vaquer ensuite à ses occupations, Moez était décidé. Il avait suffisamment de courage et de sang froid pour affronter l’orage. Je ne pouvais qu’admirer sa détermination et l’y encourager. S’ils veulent abattre la liberté d’expression, qu’ils le fassent, mais sans notre complicité, cette fois. Nous ne récidiverons pas !
L’après-midi, l’information est tombée comme un couperet. Le contentieux de l’Etat intente en référé une action pour censurer la diffusion de l’émission. Le juge a accédé à la demande en un temps record : quelques minutes !
La censure est là, bien là, l’interview ne sera pas diffusée.
Ce sera là le premier clou dans notre tombeau. Ce sera la première véritable pierre de ce que sera « la liberté d’expression » de la dictature tunisienne naissante, pour paraphraser le célèbre lapsus de Hamadi Jebali, chef du gouvernement.
Sur les réseaux sociaux, dans les milieux islamistes, dans les milieux des révoltés (et même au Maghreb, comble du comble !), on applaudit la décision.
Tout ce beau monde n’a vu la question que sous le minuscule prisme d’empêcher la parole à Slim Chiboub. Les figures de l’ancien régime n’ont droit qu’au silence, paraît-il. Les figures de l’ancien régime, ces « sales contre-révolutionnaires », n’ont pas le droit de s’exprimer.
Avec eux, on doit se comporter maintenant comme on se comportait avant avec Rached Ghannouchi, Moncef Marzouki et Hamma Hammami. On leur interdit les médias de leur pays parce que, nous disait-on, ces opposants sont contre les intérêts de la Tunisie. Ils travaillent, nous disait-on, pour des parties étrangères occultes.
Avec ce qui s’est passé jeudi dernier, on sort exactement les mêmes arguments.
On a juste remplacé Rached Ghannouchi par Slim Chiboub. Demain, on remplacera Moncef Marzouki par Belhassen Trabelsi et Hamma Hammami par Imed Trabelsi.
Je vois venir. Blasphème ! Comment osez-vous comparer Ghannouchi, l’érudit, à Slim Chiboub le voleur. Comment osez-vous comparer le droit-de-l’hommiste Marzouki au mafieux Trabelsi ?
On y est ! Hier, on nous désignait les ennemis qu’on se doit de détester. On nous considérait comme immatures ne distinguant pas ce qui est bénéfique pour nous, de ce qui ne l’est pas. Aujourd’hui, c’est la même rengaine qu’on nous ressert. Entre-temps, le terme « révolution » a remplacé « les acquis du Changement ».
C’est justement là l’objectivité, dont tout le monde parle et que personne ne voit, qui devrait être évoquée.
Un journaliste se doit de donner la parole à tout le monde, quelles que soient leurs tendances. « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dîtes, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire », a déclaré un jour Voltaire.
Cela ne sert à rien de censurer. Ghannouchi a bien trouvé des médias pour diffuser ses messages, Chiboub en trouvera aussi. Pourquoi donc leur permettre d’aller s’exprimer sur Al Jazeera ou la BBC et délaisser les médias de leur pays ?
Abdelbari Atwane a bien donné la parole au terroriste Oussama Ben Laden, pourquoi donc ne donnerait-on pas la parole à Chiboub ?
On a bien ouvert la prison et permis à des prisonniers de s’exprimer, pourquoi donc ne donne-t-on pas ce même droit à des fuyards ? Et qui nous dit déjà que ceux que la vindicte populaire a qualifiés de « mafieux » sont réellement mafieux ?
On nous dit que ces « mafieux » doivent affronter d’abord la justice, plutôt que les médias. Soit.
Dans ce cas, Ben Ali avait bien raison en « nous interdisant » d’interviewer les Rached Ghannouchi, Salah Karkar (paix à son âme) et autres fuyards de l’époque ?
Pourtant, et si l’on compare par rapport à ce qui se pratique dans les grandes démocraties, tout le monde a le droit de s’exprimer, y compris le diable ! Seule et unique ligne rouge : la loi !
Pourquoi donc veut-on la démocratie en pièces détachées ? La démocratie est un tout et la liberté d’expression en fait totalement partie. Elle en est même un composant essentiel.
Si un pouvoir est incapable d’affronter la parole de son ennemi, c’est son problème, pas celui des médias. Et si ce pouvoir est incapable d’affronter une parole, c’est qu’il est incapable de diriger un pays. Une preuve ? Zine El Abidine Ben Ali !
Il aura fallu attendre le lendemain pour qu’une juge (une dame, une grande) remplie de courage et de bon sens sauve l’honneur de la liberté d’expression en rejetant le recours du Contentieux de l’Etat.
C’est de cette justice impartiale et aveugle dont la Tunisie a le plus besoin aujourd’hui. C’est elle, et elle seule, qui est capable de freiner les ardeurs d’un régime de plus en plus aveuglé par son pouvoir. De plus en plus tenté d’utiliser les armes en sa possession pour asseoir sa position.
Avec une justice aveugle et impartiale, les médias pourront combattre les ardeurs du pouvoir, ils pourront résister, ils pourront continuer leur mission et préserver cette liberté d’expression naissante et encore fragile.
Si les médias cèdent, la démocratie est foutue. Il y aura des fraudes (il y en a déjà !) dans les élections et les votes sans qu’aucun journal ne puisse en parler. Il y aura des abus (il y en a déjà) sans qu’aucune victime ne puisse se défendre. Il y aura des détournements sans qu’aucun ne puisse dénoncer.
Pour pouvoir bien assurer leur mission, cependant, les médias ont besoin de deux éléments fondamentaux : une justice impartiale et un financement sain.
Sans cela, les Moez Ben Gharbia and co ne pourront pas résister longtemps.
N.B : Pensée à Sami Fehri, Nabil Chettaoui, les Salafistes et beaucoup d’autres, sous les verrous depuis des mois, en attente de leurs procès...
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