Carthage Land 2, le retour
Par Marouen Achouri
A l’heure où une majorité de Tunisiens se perdent en analyses et en commentaires sur le mariage royal ou sur l’intérêt de faire un feuilleton sur la vie d’un célèbre bandit, un autre feuilleton se déroule au palais de Carthage.
Des réunions et des commissions, des entrevues annoncées et cachées, une valse de visiteurs du soir, tout cela se passe au palais de Carthage et a pour principal objectif de changer le gouvernement. Changer le gouvernement parce que la carte politique a changé depuis les résultats des élections municipales et que l’on doit se placer idéalement dans l’optique des élections de 2019. Ne croyez pas les discours tonitruants sur l’intérêt supérieur de la nation et sur l’imminente sortie de crise. Il s’agit d’une guerre de positionnement où chacun use de ce qu’il pense avoir comme moyen de pression pour avoir le maximum possible d’influence sur l’exécutif. C’est en cela que la supposée exception tunisienne se trouve brutalement ramenée à ce que la politique peut avoir de plus vil et de plus bas.
Tout ce beau monde se retrouve à Carthage Land pour jouer avec l’avenir d’un pays qui ne leur a rien demandé. Chacun d’eux pense détenir la vérité et avoir la solution pour le pays. Une solution biaisée évidemment parce que chacun voit l’intérêt du pays depuis sa toute petite lorgnette. Et pour certains, l’intérêt du pays est viscéralement lié au leur. Prenez pour exemple le cas de Hafedh Caïd Essebsi qui a demandé aujourd’hui officiellement l’éviction de Youssef Chahed. En quoi le dérange-t-il ? Pourquoi, selon HCE, la sortie de crise ne peut se faire avec Youssef Chahed, ou bien c’est Youssef Chahed qui lui provoque des crises ? Et puis pourquoi évoquer ce sujet alors que le document n’est pas encore prêt ?
Autant de questions qui montrent, si besoin était, que sortir le pays de la crise ne dépasse pas le fait d’être un simple slogan, avec la variante du « goulot de la bouteille » chez Béji Caïd Essebsi. Lui, en tant que grand tenancier du Carthage Land politique, avait inventé une entourloupe pour pouvoir virer tranquillement Habib Essid, mais la même entourloupe risque de se retourner contre lui. Entre le fils politique et le fils biologique, BCE en perdra forcément un, et par conséquent il sortira perdant de cette nouvelle mascarade appelée document de Carthage 2.
Quand on détourne le cheminement démocratique en refusant d’assumer la responsabilité donnée par le peuple, quand on a assez de lâcheté pour tourner le dos à un moment d’histoire, on en paye forcément le prix. Quand on n’a pas le courage de décider et qu’on tente de noyer le poisson en consultant tout le monde, on perd sa crédibilité et la confiance des gens. Et donc, réunir tout le monde autour d’une table et prétendre sauver le pays et trouver des solutions en quelques semaines de discussions est non seulement irréaliste mais insultant pour l’intelligence du peuple.
Aujourd’hui, l’attention de ce petit monde déconnecté des réalités d’un peuple qui en a marre se focalise sur l’avenir de Youssef Chahed à la présidence du gouvernement. Hafedh Caïd Essebsi a annoncé la couleur en demandant expressément son départ. Il est à parier que les tractations futures tourneront autour de cette question sans interet. Qu’il reste ou qu’il parte, personne n’a de solution viable pour le déficit des caisses sociales, pour le glissement du dinar, pour le déficit de la balance commerciale, pour la réforme de la justice, pour la finalisation des instances constitutionnelles, pour l’éducation, la santé… Pire encore, on s’est mis dans une situation où même si l’on trouvait les solutions, on ne pourrait pas les mettre en place. Béji Caïd Essebsi a fait en sorte de court-circuiter les chefs de gouvernement et de s’arroger un pouvoir qu’il ne semble pas prêt à assumer tout seul. On doit se rendre à l’évidence et dire que l’accord de Carthage 1 et 2 ne sont que des moyens détournés de confisquer le résultat des urnes et de noyer les responsabilités dans l’immobilisme le plus total.
Alors que ce soit Chahed ou qui que ce soit d’autre, la situation de crise est structurelle et le blocage est perpétuel, tant qu’il faudra contenter tout le monde aussi bien dans les mesures que dans les nominations au gouvernement. Maintenant chacun voudra sa part et tentera d’élargir sa sphère d’influence, et le Carthage Land politique continuera de tourner, encore et encore.