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Présidentielle 2019 : et si la légitimité venait aussi, d’en haut ?!
08/08/2019 | 14:33
8 min
Présidentielle 2019 : et si la légitimité venait aussi, d’en haut ?!

Par Samir Brahimi 

 

Pour accéder au pouvoir politique et s’y maintenir le plus longtemps possible, il faut avoir la légitimité.

 

Selon Max Weber[1],  il existe trois fondements de la légitimité[2]:

 

Tout d'abord, la légitimité historique ou de l'« éternel hier », c'est à dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter. Tel est le  « pouvoir traditionnel » des monarchies par exemple[3]. Telle est aussi la légitimité que confère le parcours glorieux d’une personne ou d’une équipe de personnes, dans la vie d’un peuple : une conquête de nouveaux territoires, l’indépendance d’un pays, etc.

 

Ensuite, la légitimité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu (charisme); elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités exemplaires qui font le chef. C'est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou dans le domaine politique le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d'un parti politique[4].

 

Enfin, il y a l'autorité qui s'impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une « compétence   positive », fondée sur des règles établies rationnellement. C'est là par exemple le pouvoir tel que l'exerce le « serviteur de l'État » moderne, élu par  ses concitoyens, dans une démocratie[5].

 

Pour l’éminent sociologue, chaque fois que l'on s'interroge sur les fondements qui « légitiment » l'obéissance, on rencontre toujours sans contredit, ces trois formes « pures » de légitimité[6].

 

Bien entendu, de nouvelles formes moins « pures » de légitimité apparaissent de temps à autre, mais sans avoir pour autant, la même force ni les mêmes chances de s’ériger comme les précédentes, en  lois de sociologie politique.

 

Il en est ainsi de celle qui se fonde sur la charité ! L’exemple tunisien est d’ailleurs assez édifiant sur ce plan. Les sondages d’opinion révèlent qu’une partie relativement importante de l’électorat est tentée de voter pour Nabil Karoui qui, à travers l’Association caritative « Khalil Tounes » et avant de se présenter à la présidentielle, a mené pendant quelques années, une action sociale de grande envergure pour « aider les Tunisiens parmi les plus démunis à vivre et à se soigner». La communication autour de cette action a été d’une grande intensité, notamment à travers la chaine de télévision « Nessma » dont il est propriétaire.

 

Une autre forme de légitimité, la plus curieuse, à mon avis, est celle qui semble puiser dans le langage oral. Son représentant actuel en Tunisie, est Kaïs Saïed. Enseignant de son état à l’Université de Tunis, l’homme parle comme un bouquin en récitant de manière assez remarquable, quoique sur un ton désespérément monocorde, son cours de droit constitutionnel. En débitant  dans le détail,  ses leçons,   K.S donne l’impression de posséder un savoir encyclopédique inégalé et de détenir des solutions à tous les problèmes de la Tunisie d’aujourd’hui. 

 

La parenthèse de la charité et du verbe étant maintenant fermée, il n’est pas abusif d’attribuer au président Caïd Essebsi les trois attributs wébériens de la légitimité. L’homme en effet, a été élu au suffrage universel, libre et transparent (légitimité légale). Son charisme n’est pas à démontrer pour avoir été un fin politicien,  un grand orateur et un homme doté d’une capacité rare à asseoir son ascendant quel que soit les circonstances et le vis-à-vis (légitimité charismatique). Son parcours enfin, est marqué d’abord, par une complicité prouvée avec le grand leader Habib Bourguiba et ses autres compagnons de route et qui a valu à la Tunisie, son indépendance, la création d’un Etat moderne et l’émancipation de la femme, comme elle a valu à l’homme une carrière politique et diplomatique des plus enviables. Ensuite, une résurrection presqu’inespérée  après les évènements de janvier 2011, marquée en particulier par un franc succès  dans le rééquilibrage des pesanteurs politiques dans le pays et couronnée méritoirement par l’accès à la magistrature suprême (légitimité historique).

 

Depuis 2014, le rôle personnel et historique de BCE lui a créé un titre fulgurant à la gratitude et à la confiance des Tunisiens. Sa légitimité avait toutefois un caractère plutôt ascendant car provenant de l’urne et du soutien d’une grande partie de la société civile se proclamant de la laïcité et de la modernité. Et voici qu'à présent, c'est lui qui fait la légitimité des candidats à sa succession, une légitimité descendante qui, n’en déplaise,  vient se poser sur tout le monde.

 

L’homme devient ainsi lui-même, une véritable source de légitimité. Dans une démocratie, le constat peut paraitre curieux tant il rappelle les modes de gouvernance politique dans lesquels la légitimité descend et ne monte pas. A ce propos, la Tunisie a vécu une expérience assez édifiante dans une époque où la légitimité des premiers ministres trouvait son unique origine dans la « bénédiction » du leader Habib Bourguiba. On raconte comme dans les fables, qu’un jour le premier président de la République alors vieux et affaibli par la maladie,  posa à feu Mohamed M’zali, la question de savoir qui des deux hommes tenait la main de l’autre.  Le Premier ministre répondit naïvement : « Je suis comblé président  qu‘honneur me fût échu de tenir la vôtre ». Et la réplique   ne tarda pas : « Détrompes-toi Si Mohamed, rétorqua Bourguiba. C’est plutôt moi qui te tiens la main et si à ton malheur, je la lâchais mon cher Premier ministre… ».

 

La « ruée » vers le président Caïd Essebsi est de plus en plus visible après son décès et à l’entame du processus électoral, d’autant qu’elle s’est nourrie d’un hommage posthume presqu’universel et digne des plus grands hommes de ce monde. Cette attitude traduit en réalité une conscience, même quelque peu naïve parfois, de l’intérêt des  prétendants à sa succession, à puiser dans ce triangle magique de la légitimité. Tout le monde revendique le président défunt et les plus discrets ont vite compris qu’il était peu prudent, voire contreproductif,  d’exprimer à son égard, quelque opinion négative ou même nuancée.

 

En un mot, cette « ruée » marque l’avènement d’une légitimité plutôt « descendante » qui sans être décisive, faut-il le reconnaître, aurait toutefois, une influence même relative sur le libre - ou le moins libre- arbitre des Tunisiens.

 

Pour les premiers comme pour les seconds, le spectre du souvenir, du reste proche,  sera omniprésent et la comparaison inévitable.  Le souverain électeur s’identifiera de manière peu consciente et presqu’instinctive, au candidat qui parmi les prétendants à la magistrature suprême, aura emporté, de son vivant,  la « grâce » du président défunt. Une marque de confiance dans sa sagesse, mais peut-être aussi, un acte de reconnaissance et de fidélité.

 

Dans ce sillage, l’histoire retiendra que BCE avait une préférence successivement pour Habib Essid en lui confiant la charge de diriger le premier gouvernement issu des premières élections, puis en le désignant conseiller spécial ; ensuite pour Youssef Chahed, une préférence qui hélas, tournera court à cause des  problèmes que tout le monde connaît aujourd’hui. La confiance qu’il accorda à Abdelkrim Zebidi ne connaîtra pas quant à elle d’essoufflement. L’homme fut le premier à qui le président BCE voulait confier la lourde charge de diriger le gouvernement post-élection- ce qu’il déclina, ouvrant ainsi la voie à Habib Essid- et il fut par la suite, son élu pour tenir les commandes de l’un des deux portefeuilles relevant de sa compétence exclusive : le ministère de la Défense nationale dans un contexte fortement marqué par des enjeux vitaux pour la Tunisie. L’homme fut de surcroît, le dernier à avoir rencontré BCE alors qu’un certain ange divin rodait déjà dans les environs, comme si  le président, rompu à l’art de la suggestion, souhaitait faire un dernier testament à son peuple !

 

 



[1]   Max Weber est un sociologue allemand ;  

[2]   Le savant et le politique, 1919 ;

[3]   Max Weber ; Op.cit.    

[4]   Max Weber ; Op.cit.    

[5]   Max Weber ; Op.cit.    

 

[6] Max Weber ; Op.cit.    

 

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