Mythes, symboles et trahisons
Le décès de Béji Caïd Essebsi nous a fait découvrir de nouveaux talents parmi nos politiciens et nos commentateurs politiques. Ils n’y sont pas allés de main morte pour nous repeindre BCE en continuateur de Bourguiba, sauveur de la transition démocratique, défenseur des droits individuels et des femmes. Ils feignent d’oublier tout le mal qu’ils pensaient du vieil homme qui était dépeint en véritable machiavel qui aurait participé aux heures sombres du bourguibisme, réhabilité le système Ben Ali et tout fait pour léguer le pouvoir à sa progéniture.
Plusieurs années de critiques et de vociférations ont miraculeusement laissé la place à un nouveau récit haut en sagesse, en engagement pour les droits de la femme et en loyauté ne souffrant ni de contradictions, ni de compromissions. Il aurait traversé le siècle et vécu plusieurs régimes en homme parfait sans être entaché par les contingences du pouvoir.
Cette tentative d’enrichir le récit national par un nouveau mythe n’aurait pas de conséquences notables si elle n’interférait pas de manière décisive avec un contexte électoral plus que tendu.
Première conséquence pour Youssef Chahed, l’un de ses principaux faits d’arme, considéré en son temps comme un acte courageux, qui était d’avoir dénoncé le fils du président comme principal destructeur de Nidaa Tounes, est réinterprété aujourd’hui comme un acte de trahison et de lâchage du président défunt. De même, son refus de démissionner de son poste, salué alors par l’essentiel de la classe politique et des médias comme salutaire pour la stabilité politique du pays neuf mois avant les élections, est jugé aujourd’hui comme une tentative désespérée de s’accrocher au pouvoir. Enfin, le fait d’avoir continué à gouverner grâce aux voix d’Ennahda à l’ARP est vu comme un acte de désobéissance à BCE alors que celui-ci est allé jusqu’à théoriser la coexistence entre islamistes et modernistes sur la base de l’entente entre les deux « anciens » à Paris.
Youssef Chahed devient alors l’homme à évincer de la compétition électorale, non pas sur la base du bilan de son action pendant les trois années écoulées ou de ses qualités de dirigeant mais parce qu’il serait un renégat qui n’a pas été à la hauteur de la confiance que le défunt aurait placé en lui et d’avoir accompli un acte gravissime de lèse-majesté et de traitrise. Ce n’est plus de la mémoire courte, c’est de l’amnésie aggravée. BCE voulait la tête de YC parce que ce dernier résistait à son enfant prodige, et que les cordons du jeu politique commençaient à lui échapper dangereusement.
La seconde conséquence est la naissance d’un nouveau candidat potentiel à la présidence de la République et la mise en orbite du ministre de la Défense pour succéder au défunt président à l’issue de funérailles nationales, jugées exemplaires. Cette opération a commencé en fait avant le décès quand le président a rencontré le ministre un certain 22 juillet 2019. C’est alors que les rumeurs sur un éventuel testament délivré par BCE, en bon père de la nation, avaient commencé à enfler, et que la candidature du ministre devenait plus que probable. Ce dernier avait acquis d’un coup le statut du fils spirituel avec la charge d’exécuter les dernières volontés du président : être candidat au paradis du pouvoir suprême pour barrer la route aux traitres.
Si c’est réellement la vérité, il faut s’incliner devant une telle prouesse machiavélique et reconnaitre là l’intelligence d’un vrai tacticien politique sachant continuer à imposer son emprunte même après sa mort. A n’en pas douter, la Tunisie était tenue par des mains expertes, et BCE a bien mérité les éloges et les larmes versées.
Mais le propre des vivants, c’est de continuer à vivre et d’être perpétuellement tourmentés et en interrogation. Que signifie « testament » en République, dans un pays arabo-musulman ?
L’exécution d’un testament politique et la revanche sur des traitres supposés peut-elle se substituer à un programme digne d’une nation indépendante qui a été capable de déboulonner une dictature en 2011 ?
Le testament, tel qu’on l’entend dans nos contrées arabo-musulmanes est une chose sacrée. Son exécution par son récipiendaire est impérative pour obtenir l’onction divine et aller au paradis. L’obéissance à Dieu passe par l’obéissance aux géniteurs. Or en République, rien de tout cela n’engage le petit peuple, il est son propre géniteur et seule sa volonté souveraine peut lui indiquer son chemin et ses choix. Sauf bien entendu si l’on considère que le dit peuple n’est pas digne de sa souveraineté. Ou encore si l’on considère que ce peuple n’est pas réellement composé de citoyens, mais encore de sujets et d’indigènes comme au bon vieux temps beylical, du Makhzen et de la colonisation. Le peuple et toutes ses richesses n’appartenaient-elles pas au seigneur qui pouvait en disposer à sa guise et les léguer, par testament interposé, et à qui bon lui semble ?
Enfin, et interrogation pour interrogation, pourquoi le défunt aurait-il omis d’inscrire dans son fameux testament supposé l’unité nationale, l’équilibre des forces politiques et l’égalité devant l’héritage, toutes choses auxquelles il tenait avant son décès ? Ou pensait-il que ces choses-là n’étaient importantes que pendant qu’il était en vie, et qu’après sa mort seule comptait la revanche sur ces ennemis et la protection de sa progéniture ? Le plus probable est que le testament est passé par un filtre pour que ne subsistent que les armes pour abattre un concurrent et faire passer les rêves d’égalité dans l’au-delà, lieu du repos éternel de Béji Caïd Essebsi.
Taoufik Ben Abdallah
Economiste
Ancien Vice Président d’Enda Tiers Monde (Dakar)
Membre du Conseil International du Forum Social Mondial