La tension entre le président de la République et le chef du gouvernement semble être à son paroxysme. L’ancien fils spirituel voit ses cartes chamboulées une à une, par le « vieux » et ne sait plus vraiment quoi faire pour atteindre son objectif : garder le pouvoir.
Ah si jeunesse savait, ah si vieillesse pouvait. Le vieux proverbe d’Henri II Estienne (XVIème siècle) demeure toujours d’actualité. Quand on est jeune, on manque d'expérience et de vécu et quand on est vieux, on possède l'expérience, mais plus la vigueur de sa jeunesse.
Entre le chef du gouvernement Youssef Chahed (44 ans le 18 septembre prochain) et le président de la République Béji Caïd Essebsi (93 ans le 29 novembre prochain), on en est là. L’un est plein de vigueur et d’enthousiasme, mais aussi d’ambitions. L’autre est très amoindri physiquement, mais il demeure intellectuellement intact et continue sa partie d’échecs, surprenant jour après jour ses adversaires. Ou plutôt son seul et unique adversaire, son ancien fils spirituel qu’il a lui-même nommé à la Kasbah, Youssef Chahed. Entre les deux, rien ne va plus depuis deux ans. Béji Caïd Essebsi a tout fait pour l’éjecter, mais il n’a pas réussi.
Youssef Chahed bénéficiait à l’époque d’une popularité sans précédent grâce à sa guerre contre la corruption, sa grande complicité avec les médias et sa transparence. Il était celui qui entreprenait des réformes profondes et ciblait le long terme. Il réussissait à séduire et expliquait, parfois dans les moindres détails, sa démarche pour décider et mener les réformes entreprises, dont plusieurs demeurent encore bloquées à l’ARP. Son mutisme quant à ses propres ambitions politiques a réussi à lui assurer un périmètre de sécurité vis-à-vis de ses adversaires politiques, dont le premier est incontestablement Hafedh Caïd Essebsi, fils du président de la République.
Entre Youssef Chahed et Hafedh Caïd Essebsi, la guerre était publique et les coups se faisaient au grand jour.
Pour les Tunisiens, qui regardent en bons spectateurs amusés pop-corn à la main, le parti-pris est vite choisi. D’un côté, on a quelqu’un qui veut qu’on se lève pour la Tunisie, travaille avec acharnement et s’oppose à ce que le pouvoir s’hérite. De l’autre, on a un « fils de » qui n’a que son patronyme à faire valoir. Il dit qu’il fait de la politique, mais ne participe à aucun débat télévisé, refuse de s’adresser en direct aux journalistes, préside rarement (voire jamais) des réunions publiques avec ses adhérents et s’entoure de laudateurs et de personnes louches ou controversées à l’image de Chafik Jarraya. Et puis il y a les autres Tunisiens qui rejettent l’un et l’autre et qui alertent, depuis longtemps, sur la « supercherie » de Youssef Chahed. Ils balaient d’un revers les rapports internationaux qui plaident en sa faveur ou la nécessité de l’aider dans les réformes entreprises, incontestablement salvatrices pour le pays sur le moyen et long-terme.
Ça c’était avant. 2019, année d’élections, Youssef Chahed se devait de dévoiler son jeu. Ce jeu pour lequel Béji Caïd Essebsi l’a défié depuis plus de deux ans. Est-il cet homme politique qui pense à son avenir ou cet homme d’Etat qui pense aux générations futures ? Le jeu est dévoilé en début d’année avec la démission de Slim Azzabi, chef de cabinet du président de la République, qui devient fondateur d’un parti (Tahya Tounes) que présidera Youssef Chahed.
La manœuvre est légitime et la pilule aurait pu être avalée si Youssef Chahed, mais aussi Slim Azzabi, n’avaient pas changé de méthode de travail et d’entourage entre-temps. Et c’est cet entourage qui a foutu le « bordel » dans le team Youssef Chahed – Slim Azzabi, qui aurait pu, si les deux avaient l’expérience requise, devenir les favoris des sondages et les chouchous des médias. Quand Mofdi Mseddi dit une chose, Iyad Dahmani dit le contraire. Quand Mehdi Ben Gharbia propose, Ryadh Mouakhar s’oppose. Au fait, l’expérience passée du team, qui a été pendant un temps leur point fort, est devenue d’un coup leur point faible. Un parti ne se dirige pas comme un gouvernement et une administration ne se dirige pas comme une entreprise.
Et puis, il y a tous ces opportunistes venus de tous bords rejoindre Tahya Tounes, espérant obtenir un siège au gouvernement ou au parlement, voire même un strapontin. Il n’y a pas si longtemps, quand Youssef Chahed était seul avec son bâton de pèlerin, ses aficionados d’aujourd’hui étaient aux premiers rangs pour l’injurier et lui mettre les bâtons dans les roues. Plusieurs parmi eux étaient dans le premier cercle de Hafedh Caïd Essebsi et Chafik Jarraya, mais ils ont rapidement retourné leur veste pour devenir des membres fondateurs de Tahya Tounes et amoureux en puissance de Youssef Chahed. Sans parler des « traitres » parmi son entourage qui ont fini par se démasquer en allant rejoindre carrément l’ennemi idéologique. On pense notamment à Fayçal Derbal, hier conseiller du chef du gouvernement et aujourd’hui tête de liste d’Ennahdha. Les amis d’hier qui se sont sacrifiés pour lui ? Jetés ou délaissés. On pense notamment à Hafedh Zouari qui a quitté, pour lui, Afek, mais se trouve aujourd’hui sur le bas-côté en train de se débrouiller comme il peut pour composer tout seul une liste indépendante aux législatives.
Des erreurs de vision et de mauvais conseils qui poussent à l’erreur et finissent par coûter cher. L’erreur suprême demeure incontestablement la réforme du code électoral, par laquelle Youssef Chahed a cherché à écarter de la course Nabil Karoui et Olfa Terras en usant de subterfuges en apparence légaux et de bonnes intentions, mais dans le fond anti-démocratiques et immoraux. On laisse entendre que Nabil Karoui est un mafieux trainant des casseroles judiciaires (ce qui peut être vrai, mais le prévenu demeure innocent jusqu’à son jugement), mais on n’avoue jamais que l’on cherche à barrer la route à un adversaire redoutable qui caracole aux sondages grâce à des moyens immoraux, certes, mais légaux.
Le jeu est dévoilé, Youssef Chahed est finalement juste un homme politique, pas (encore) un homme d’Etat. Il cherche juste à garder le pouvoir et satisfaire ses ambitions personnelles, pas à servir le pays et protéger le processus démocratique. C’est la perception du moins.
C’était suffisant pour qu’il ne devienne plus la coqueluche des médias (qui se respectent) qui n’ont pas à entrer dans le jeu de la politique politicienne et encore moins à cautionner des pratiques contraires à leurs propres valeurs.
Alité, amoindri, Béji Caïd Essebsi n’a pas la force d’agir avec vigueur. Mais il a l’expérience et en use pour abattre encore de nouvelles cartes. Il veut agir en homme d’Etat et veiller à ce que l’Histoire l’inscrive comme tel. Il nomme, sans aviser personne et notamment Youssef Chahed, un nouveau procureur d’Etat général, directeur de la justice militaire. Il choisit de ne pas promulguer la réforme du code électoral, si chère à Youssef Chahed. Il reçoit Abdelkrim Zbidi à qui il délivre un message au président du parlement et à l’ambassadeur américain à Tunis, sans que l’on sache de quoi il s’agit.
Les calculs électoraux entrepris par le team Youssef Chahed – Slim Azzabi tombent à l’eau, alors qu’ils pensaient être sur une autoroute allemande à quatre voies sans limite de vitesse.
La partie n’est pas finie, il y a encore beaucoup de coups à jouer. La santé du président de la République est inquiétante, mais le mental de Youssef Chahed ne l’est pas moins. Les vrais fidèles de Slim Azzabi et Youssef Chahed attirent l’attention sur le danger hypothétique que représente l’entourage de Béji Caïd Essebsi, mais ils deviennent aveugles face au danger réel de leur propre entourage et, surtout, de leurs propres limites intellectuelles.
En d’autres temps, on aurait pu écrire « à vos pop-corn » c’est amusant cette partie entre le vieux loup éprouvé et le jeune renard inexpérimenté. Hélas, cela n’a rien d’agréable, c’est avec notre propre avenir qu’ils jouent.
Commentaires (16)
CommenterNizar a dégotté une livraison de l'illustre Almanach Vermot !
@NB de BN
Depuis environ 2 mois, BCE n'est plus dans le jeu.
Bsaies et Karoui viennent de les joindre, il y a quelques jours à l'occasion du sujet d'amendement de la Loi électorale.
La Tunisie a besoin d un vrai leader du calibre de Bourguiba, Nouira, Hached pour être mise sur les rails.
Bonne analyse
Trahison
Commentaire
Une petite remarque, Chahed ne peut pas décoller avec des incompétents et des opportunistes. Tout son entourage est à la recherche d'un bon cheval.
Chahed regrettera longtemps de n'avoir pas saisi la main que Mehdi Jomâa lui a tendu ! Avec Mehdi il aurait pu, rien que par l'effet d'annonce, réaliser ce que une majorité de tunisiens réclamaient : le rassemblement d'une bonne partie des centristes..
Son entourage était un mauvais conseil
Dommàge !
Cacophonie au sommet
Une bonne réflexion!
Une analyse clairvoyante.
Une chronique qui n'a rien à envier, sur le fond et sur la forme de ce que nous sommes habitués a lire dans les grands journaux français!