
Par Rim Lahmandi-Ayed*
Depuis l’indépendance de la Tunisie, l’éducation a été un facteur de paix sociale, d’harmonisation régionale et d’espoir pour les couches défavorisées de la société. Les enfants des différentes classes sociales partageaient les mêmes écoles. Les enfants de différentes régions, aussi bien des villes que des coins les plus reculés de la campagne, recevaient le même contenu éducatif des mêmes enseignants. Les enfants issus des couches les plus pauvres pouvaient raisonnablement espérer devenir médecins, ingénieurs ou pilotes d’avions.
A ce titre, l’éducation ne doit pas être considérée comme n’importe quel secteur d’activités et ne peut pas être laissée aux mains du marché qui ne se soucie que du profit et n’est pas spontanément concerné par le long terme et les conséquences sociales.
Avec l’arrivée de Ben Ali au pouvoir, le secteur de l’éducation a perdu la place prioritaire qu’il avait acquise sous Bourguiba, remplacé par un souci énorme pour la sécurité et une course effrénée et décomplexée aux affaires. Depuis lors, l’éducation a reçu de moins en moins d’attention en termes d’investissement et de financement, d’organisation, de qualité des enseignants, de contrôle des institutions…
Le désengagement de l’Etat du secteur éducatif a généré une demande pour le secteur privé. La réponse à cette demande est venue de l’intérieur même du secteur public sous forme de cours particuliers donnés (illégalement!) par des enseignants des écoles publiques. Ces cours particuliers, qui se sont intensifiés au fil du temps et ont fini par toucher toutes les disciplines ou presque, sont devenus de fait presque obligatoires puisque les enseignants dispensent une partie du programme obligatoire pendant ces cours particuliers.
En parallèle, un grand nombre d’écoles privées ont vu le jour sur tout le territoire. Pendant l’ère de Bourguiba, les écoles primaires et secondaires privées étaient le dernier recours pour les élèves les plus mauvais qui étaient renvoyés des écoles publiques. La fréquentation des écoles privées est ensuite devenue un privilège destiné aux plus riches et elle est en train de devenir la norme pour les classes moyennes. Les écoles publiques sont en train d’être abandonnées presque exclusivement aux couches de la société les plus pauvres et les plus vulnérables qui doivent, malgré tout, trouver un moyen de financer les cours particuliers s’ils veulent avoir une chance de réussir.
Cette vague a commencé avec les écoles primaires et secondaires. Elle arrive maintenant massivement à l’enseignement supérieur, avec des universités privées et autres instituts poussant comme des champignons, ce qui pose un nouveau type de problèmes.
D’abord, la recherche scientifique n’est pas toujours profitable au niveau d’une institution privée. Je ne parle pas de la pseudo-recherche qui conduit tous les mois à des pseudo-découvertes et autres applications sur IPhone ni des pseudo-conférences scientifiques animées par des pseudo-chercheurs. Toutes ces activités ne sont que de pures opérations marketing dans lesquelles les universités privées excellent, de par leur nature, leur capacité à faire du lobbying dans tous les milieux et de tisser des réseaux et leur mode de gestion. Je parle de la recherche scientifique académique permettant entre autres d’actualiser en continu les connaissances des enseignants universitaires, d’encadrer des thèses destinées à préparer la relève et se faisant évaluer à travers des indices mondialement reconnus comme les brevets ou les publications dans des revues internationales. Cette recherche ne sera probablement pas entreprise par des universités privées, du moins pas avec les règles actuelles et certainement pas dans tous les domaines. Si nous pouvons nous passer de découvertes et de nouvelles solutions développées localement, comment assurer la formation de formateurs? Ensuite, que faire pour les filières faiblement professionalisantes comme l’histoire et la littérature? Ces domaines n’intéressent certainement pas les universités privées mais sont importants en tant que tels et sont de toute manière nécessaires dans les filières scientifiques.
Certes, un bon système éducatif doit être capable de répondre aux besoins du marché du travail. Cependant, un bon système éducatif doit aussi être durable. Il doit être capable de produire ses propres éducateurs aux niveaux primaire, secondaire et universitaire, aussi bien dans les domaines techniques que dans les sciences humaines.
La coexistence des institutions privées et publiques au sein du secteur de l’éducation semble être inévitable et elle est peut-être même souhaitable. Mais les présentes règles, aussi bien sur le papier qu’en termes d’application, ne sont pas en faveur des institutions publiques. Pour ne prendre qu’un exemple simple, les universités privées ne sont pas obligées dans les faits de recruter leurs propres enseignants et comptent massivement sur les vacataires du secteur public. Les enseignants affectés dans des institutions publiques, de plus en plus demandés par le secteur privé, sont de moins en moins disponibles pour les cours, l’encadrement et la recherche dans leurs propres institutions. Ces enseignants perçoivent des salaires réguliers des établissements publics qui les emploient, alors que les institutions privées ne leur payent que les heures de vacation effectuées. Par conséquent, les universités publiques supportent le coût total des enseignants (leurs vacances, infrastructure, équipements, recherche…), alors que les institutions privées bénéficient de ces enseignants de manière très flexible, pour un coût faible, même quand elles ont l’air de les rémunérer à des taux horaires élevés (en fait juste suffisamment élevés pour les attirer).
Si les enseignants du secteur public continuent à être attirés de cette façon malsaine par les institutions privées, cela aura des répercussions désastreuses sur la qualité générale de l’éducation sur le court et le long terme. Quand les enseignants se partagent entre deux institutions (ou plus!), ils ne s’engagent dans aucune d’entre elles et c’est au détriment de leur enseignement dans les deux types d’institutions, de leur recherche et de l’encadrement de leurs étudiants en thèse. De surcroît, il y a un manque flagrant d’infrastructure dans la quasi-totalité des institutions privées qui, pour beaucoup d’entre elles, se suffisent d’un appartement ou d’une maison de 2 ou 3 pièces pour organiser leurs activités! De manière générale, la plupart des universités privées ne répondent pas aux spécifications minimales exigées théoriquement pour obtenir l’autorisation d’exercer (qui ne sont pourtant pas si exigeantes!), sans pour autant être inquiétées par les autorités. Les institutions privées qui choisiraient de proposer une éducation de qualité, ne seraient pas compétitives face à des institutions de basse qualité. Des règles trop laxistes vis-à-vis du secteur privé tirent vers le bas le secteur public, mais aussi le secteur privé lui-même, et par conséquent le secteur éducatif dans son ensemble.
Le privé et le public peuvent coexister et même trouver un terrain d’entente pour collaborer. Mais les règles du jeu doivent être complètement redéfinies afin de donner une chance au secteur public et à l’enseignement privé de qualité. Il s’agit d’une urgence dont il faut s’occuper immédiatement pour le bien du secteur public, du secteur privé et pour un système éducatif solide et durable.
Ecole Supérieure de la Statistique et de l’Analyse de l’Information
*Directrice de l’Ecole supérieure de la Statistique et de l'Analyse de l'Information (ESSAI)

Commentaires (32)
CommenterQuestion de Réforme
@Proff et MERDOK: Ca alors, c'est le 03 juin que les cons se sont réveillés!
@DHEJ et Himar
quand on est con on est con
les malheurs des uns font le bonheur des autres
Le Changement, c'est maintenant!
Professeur
Une réflexion mérite d'être approfondie par des vrais professionnels !
D'apres l'auteur le secteur privé est en dehors de la loi
Le nom de l'école
Et non
École Supérieure de la Statistique de l'Analyse et de l'Information...
B.N : Merci d'avoir attiré notre attention