Kaïs Saïed fusille six décennies de diplomatie
L’info surprise du jour. Le président turc Erdogan débarque en Tunisie pour s’entretenir avec le chef de l’Etat Kaïs Saïed. Personne n’a communiqué sur cette visite de travail ni les thèmes qui devaient être discutés. Mais dans la situation géopolitique explosive de la région et la lutte d’influence, le lien avec le dossier libyen est vite établi. Le timing de cette visite et les égarements diplomatiques du nouveau président de la République, interrogent sur la direction que prendra, justement, la politique étrangère tunisienne. De plus que les journalistes étaient même exclus de la conférence de presse et de la couverture de la visite. Seulement quelques médias ont été conviés à y assister.
On ne peut s’inventer diplomate du jour au lendemain. Kaïs Saïed, propulsé à la tête de l’Etat tunisien après une carrière universitaire, est le moins qu’on puisse dire néophyte en la matière. La visite inopinée du président turc a fait grand bruit et à juste titre. Le danger étant pour la Tunisie qu’elle soit impliquée dans une guerre fratricide qui aura des répercussions désastreuses sur sa stabilité et ses liens avec les puissances qui s’opposent aux velléités hégémoniques d’Erdogan.
La lutte entre le Gouvernement libyen d'union nationale (GNA) représenté par Fayez El Sarraj à l’Ouest libyen et l’Armée nationale libyenne (ANL) représentée par le maréchal Khalifa Haftar à l’Est, entre dans une phase critique. Le fait est qu’Ankara manœuvre via un accord signé avec le GNA à un déploiement militaire en Libye. Une opportunité pour Erdogan d’assouvir ses rêves d’expansionnisme ottoman dans la région.
Les agissements du président de la République Kais Saïed laissent entendre un parti pris pour le camp de l’Ouest au détriment de celui de l’Est, rompant avec les traditions diplomatiques tunisiennes de non-alignement. Début décembre, il reçoit Fayez El Sarraj et lui a assuré que la question libyenne est aussi une affaire tunisienne. Cette semaine, il reçoit des représentants du conseil suprême des tribus libyennes qui le chargent d’intervenir en urgence pour calmer la situation entre les parties belligérantes. De cette entrevue émanera la Déclaration de Tunis pour la paix en Libye dont l’un des points évoque la nécessité de faire primer la légitimité pour une résolution de la crise. Ce mercredi, les Tunisiens apprenaient l’arrivée d’Erdogan via les agences de presse libyennes. Aucune communication, aucune explication du côté de la présidence tunisienne. Pour sa visite surprise, Erdogan est accompagné de ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères et de son chef des services de renseignement. Autant dire qu’il ne s’agit pas d’une visite à portée économique comme l’ont laissé entendre les fans du président, à moins que le chef des renseignements turcs se soit converti au commerce international.
Cet alignement de la présidence tunisienne sur l’axe GNA-Turquie laisse craindre une situation explosive pour la Tunisie. Cela dénote aussi d’une volonté de saper une tradition diplomatique tunisienne bien ancrée depuis plus de six décennies. Faudra-t-il le rappeler, depuis l’indépendance, la diplomatie tunisienne s’est toujours attachée au principe de la neutralité positive, maintenant des relations à équidistance des conflits internes aux autres nations. La non-ingérence a été érigé en principe qui a contribué au rayonnement de la diplomatie tunisienne. Il est vrai qu’arrivée la révolution, le travail de sape a été entamé par la Troïka et Moncef Marzouki. Aujourd’hui, le chef de l’Etat semble, de par son inexpérience ou de par ses convictions, ou les deux à la fois, déterminé à balayer plus de 60 ans de politique étrangère basée sur cette neutralité positive. Kaïs Saïed dit que l’accord entre la Turquie et le GNA ne concerne pas la Tunisie, pourtant il accueille volontiers les acteurs de ce camp en oubliant, malencontreusement, de s’entretenir avec celui de l’Est. En matière de politique étrangère cela envoie un message assez clair : la Tunisie se range du côté de l’un des belligérants du conflit libyen. A-t-il pensé aux conséquences sur le plan géostratégique ? C’est à se demander.
Cela s’appelle jouer avec le feu ou plutôt jouer avec la sécurité et la souveraineté du pays. Le président turc ne cache pas ses ambitions dans la région. Sa visite en Tunisie à ce moment précis veut dire qu’il vient renforcer sa position et chercher à impliquer la Tunisie dans son champ d’influence. On se retrouverait ainsi engagé dans un conflit qu’on aurait pu éviter, d’autant que plusieurs pays européens, l’Egypte et des pays du Golfe dont l’Arabie saoudite s’opposent clairement aux desseins d’Erdogan. Par ailleurs, sur le plan interne Kais Saïed ne semble pas avoir pensé aux répercussions du soutien d’un camp au détriment d’un autre, alors que la Tunisie accueille sur son sol plus d’un million de ressortissants libyens.
Lors d’un entretien confidentiel entre Business News et feu Béji Caïd Essebsi, l’ancien président de la République avait tenu à rappeler la tradition de neutralité diplomatique que la Tunisie avait toujours adoptée. Béji Caïd Essebsi nous avait assuré qu’on ne peut définir à quel camp ou tribu appartiennent les ressortissants libyens résidant en Tunisie (près de 1,5 million à l’époque). De ce fait selon le défunt président, reconnu pour être un diplomate chevronné, la Tunisie ne peut en aucun cas prendre le risque que ces ressortissants se retournent contre l’Etat tunisien de l’intérieur à cause de son positionnement politique.
La démarche de Kaïs Saïed pourrait signifier pour la Tunisie une entrée de plain-pied dans une guerre dont elle n’a nullement besoin. La constitution dispose que le chef de l’Etat détermine les politiques générales dans les domaines de la Défense, des relations étrangères et de sécurité nationale relative à la protection de l’Etat, après consultation du chef du gouvernement. Aujourd’hui, face au président turc et à ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères, il n’y avait ni chef du gouvernement ni ministres homologues tunisiens... En mettant le pays en danger de guerre, le chef de l’Etat n’a consulté personne, hormis bien évidemment ses conseillers qui agissent en vase clos. Entre temps Recep Tayyip Erdoğan, dans un geste totalement désintéressé, a tenu à remercier Kaïs Saïed pour ses efforts déployés auprès des chefs de tribus islamistes et son ami El Sarraj. Une période de fortes turbulences est à redouter.
Ikhlas Latif