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Tribunes
Une leçon roumaine en quatre actes
19/05/2025 | 14:09
7 min
Une leçon roumaine en quatre actes


Par Amin Ben Khaled*


Aux confins de l'Europe, là où les vents des Carpates murmurent encore les récits d'un passé tourmenté, la Roumanie a été le théâtre d'une épopée démocratique aux accents shakespeariens. Entre l'hiver finissant de 2024 et le printemps naissant de 2025, cette terre qui a connu le joug du communisme s'est retrouvée, une fois encore, à la croisée des chemins de l'Histoire.

Comme dans une tragédie classique où s'affrontent les forces antagonistes du destin, la nation roumaine a vu se déployer sous ses yeux une pièce politique en quatre actes. Les algorithmes y ont remplacé les oracles, les juges constitutionnels sont devenus les gardiens du temple démocratique, et le peuple, tel un chœur antique, a finalement repris sa souveraineté des mains invisibles qui tentaient de la lui dérober.

Cette saga électorale – marquée par la percée fulgurante d'un populisme nourri par les réseaux sociaux, l'intervention sans précédent de la Cour constitutionnelle face à une ingérence étrangère, la persistance d'idées nationalistes jusqu’au-boutistes et, enfin, une mobilisation citoyenne décisive – illustre avec une clarté saisissante la tension croissante entre démocratie et manipulation numérique à l'ère du cyberespace.

 

Acte I : Le populisme numérique bouscule l'ordre établi, tel un vent d'orage inattendu

Le 10 novembre 2024, le premier tour de l'élection présidentielle roumaine provoque un véritable séisme politique, secouant les fondations mêmes de cette jeune démocratie. Un outsider méconnu, Călin Georgescu, ancien fonctionnaire onusien aux positions prorusses assumées, antivaccin et farouchement anti-OTAN, surgit de l'ombre comme un spectre du passé pour créer la surprise en recueillant environ 23% des suffrages. Ce résultat stupéfiant lui permet de devancer tous les favoris des sondages et révèle une nouvelle réalité politique façonnée par les réseaux sociaux, ces nouvelles agoras virtuelles où se tissent désormais les destins des nations.

Le succès de Georgescu repose essentiellement sur une stratégie numérique innovante centrée sur TikTok. Ses vidéos, mêlant patriotisme, théories du complot et promesses de changement radical, ont cumulé plus de 50 millions de vues en quelques semaines seulement. Cette campagne éclair a court-circuité les médias traditionnels et déjoué tous les pronostics.

Dès l'annonce des résultats, les services de renseignement roumains tirent la sonnette d'alarme. Ils identifient d'inquiétantes similitudes entre cette campagne numérique et les techniques de désinformation russes observées avant l'invasion de l'Ukraine. Une entreprise-écran aurait coordonné l'activation de milliers de comptes pour amplifier artificiellement la popularité de Georgescu, donnant l'illusion d'un mouvement citoyen spontané.

Le Premier ministre social-démocrate Marcel Ciolacu, pourtant donné largement favori, se retrouve éliminé de la course présidentielle. Seule Elena Lasconi, figure europhile de l'Union Sauvez la Roumanie (USR), parvient à se qualifier pour le second tour. La perspective d'un président ouvertement prorusse à la tête d'un pays membre de l'OTAN et de l'Union européenne suscite une vive inquiétude dans l’inconscient profond roumain.

 

Acte II : La démocratie sauvée in extremis par ses juges, sentinelles de la République

Le 6 décembre 2024, à seulement deux jours du second tour, alors que le pays retient son souffle dans l'attente d'un verdict incertain, la Cour constitutionnelle roumaine déploie ses ailes protectrices et prend une décision sans précédent dans l'histoire démocratique européenne : l'annulation pure et simple du scrutin présidentiel. Cette intervention spectaculaire, telle une lame tranchant le nœud gordien de la manipulation géopolitique, s'appuie sur des preuves récemment déclassifiées par le Conseil suprême de défense nationale (CSAT), révélant une opération massive et coordonnée de désinformation impliquant des milliers de comptes TikTok favorables à Georgescu, orchestrés depuis l'étranger comme une symphonie du chaos.

Invoquant l'article 146 de la Constitution qui lui confère la responsabilité de garantir la légalité des élections, la Cour justifie sa décision au nom de la protection de l'ordre démocratique face à une ingérence étrangère caractérisée. Cet événement marque un tournant décisif dans la régulation du numérique : pour la première fois, l'ingérence algorithmique est officiellement reconnue comme une menace majeure pour le processus démocratique.

Cette décision provoque immédiatement une onde de choc à travers tout le pays. Călin Georgescu dénonce violemment ce qu'il qualifie de "coup d'État judiciaire" et appelle ses partisans à manifester. Plus surprenant, Elena Lasconi, bien que qualifiée pour le second tour, critique également cette annulation qu'elle juge "immorale et dangereuse pour la démocratie". À l'inverse, le président sortant Klaus Iohannis et Marcel Ciolacu saluent un acte courageux de sauvegarde républicaine. Des manifestations éclatent dans plusieurs villes, révélant les profondes divisions qui traversent désormais la société roumaine.

 

Acte III : Une extrême droite revigorée, tel un phénix aux ailes sombres

Un nouveau scrutin est officiellement convoqué pour les 4 et 18 mai 2025, dans la douceur du printemps roumain porteur de renouveau. Entre-temps, Călin Georgescu, disqualifié par la commission électorale pour manipulation frauduleuse de sa campagne, se voit interdit de participation. C'est alors que George Simion, leader charismatique de l'Alliance pour l'unité des Roumains (AUR), entre en scène tel un héritier attendant son heure. Admirateur déclaré de Donald Trump, eurosceptique convaincu et soutien affiché de Georgescu, Simion capte rapidement l'héritage politique de ce dernier, comme un fleuve absorbe son affluent.

Son discours anti-establishment résonne fortement auprès des électeurs hostiles aux élites, à l'immigration et aux institutions occidentales. Avec une rhétorique nationaliste affûtée et une remarquable habileté sur les plateformes digitales, Simion parvient à dominer largement le premier tour en recueillant environ 41% des suffrages. Ce score impressionnant lui assure une avance confortable malgré l'adoption récente d'une législation renforcée visant à encadrer plus strictement les contenus politiques en ligne.

Dans un geste hautement symbolique, Simion promet publiquement de nommer Georgescu comme Premier ministre en cas de victoire au second tour. Cette alliance stratégique consolide le front populiste et inquiète profondément les partisans d'une Roumanie ancrée dans l'Union européenne et l'Alliance atlantique.

 

Acte IV : Un sursaut populaire contre le nationalisme, l'éveil d'une conscience collective

Le second tour oppose donc George Simion à Nicușor Dan, maire technocrate et réformateur de Bucarest, arrivé deuxième avec environ 21% des voix. Alors que tous les sondages prédisent la victoire confortable de Simion et que les nuages de l'autoritarisme semblent s'amonceler à l'horizon, un phénomène inattendu se produit dans les derniers jours de campagne : un sursaut citoyen d'une ampleur inédite, tel un réveil collectif après un long sommeil.

Face à la menace désormais tangible d'un basculement populiste, la société civile roumaine se mobilise massivement, comme les cellules d'un organisme luttant contre une infection. Des initiatives spontanées émergent pour contrer la désinformation en ligne, tissant un réseau de vérité dans la toile numérique. Les intellectuels, artistes et personnalités respectées du pays, tels des phares dans la brume, appellent à faire barrage à l'extrême droite. La diaspora roumaine, particulièrement importante en Europe occidentale, s'organise tel un essaim déterminé pour participer au scrutin en nombre record.

Le 18 mai 2025, contre toute attente, Nicușor Dan l'emporte avec environ 54% des voix. Ce retournement spectaculaire, confirmé par les résultats officiels, témoigne de la résilience démocratique d'un pays confronté à des forces d'influence hybrides. L'écart de près de huit points entre les deux candidats illustre l'ampleur de cette mobilisation citoyenne de dernière minute.

 

Une démocratie sous tension, mais vivante, semblable à un arbre qui plie sans rompre

La Roumanie, marquée par des décennies de dictature brutale sous Nicolae Ceaușescu, conserve dans sa chair la mémoire vive des dérives autoritaires, comme une société qui porte les cicatrices de ses batailles. Cette séquence électorale tumultueuse met en lumière à la fois sa vulnérabilité face aux nouvelles formes de manipulation et sa capacité de résistance démocratique, semblable à ces roseaux pensants qui plient mais ne rompent point face aux tempêtes de l'Histoire.

Malgré une poussée sans précédent de l'extrême droite nationaliste – qui demeure tout de même une force politique majeure avec près d'un tiers des sièges au Parlement depuis les législatives de décembre 2024 – les institutions roumaines, les citoyens et la société civile ont finalement formé un rempart vivant contre le populisme numérique, tel un corps collectif animé d'une même volonté de liberté.

En quatre actes – montée fulgurante du populisme par les réseaux sociaux, intervention juridique courageuse et constitutionnelle, résurgence du nationalisme sous une nouvelle bannière, puis sursaut populaire décisif – la Roumanie offre au monde une leçon contemporaine d'une valeur inestimable, comme un miroir tendu à toutes les démocraties et par-delà aux sociétés modernes.

À l'heure où les algorithmes amplifient les discours les plus radicaux tels des caisses de résonance invisibles et où certaines puissances étrangères exploitent systématiquement les failles démocratiques comme des fissures dans un barrage, l’épopée roumaine rappelle l'importance cruciale du courage institutionnel, de la vigilance citoyenne et de la mémoire historique collective.

La "leçon roumaine" résonne ainsi comme un appel à l'action pour nos sociétés : Elle nous rappelle que, dans l'arène invisible du cyberespace, la vérité et la liberté ne sont jamais acquises mais toujours à reconquérir. Tel un phare dans la tempête numérique qui déferle sur nos sociétés, cette épopée balkanique éclaire le chemin : celui d'une vigilance perpétuelle et d'un engagement citoyen sans lequel les plus solides remparts institutionnels ne seraient que fortifications de sable face à la marée montante des manipulations algorithmiques.

 

*Avocat et ancien diplomate

19/05/2025 | 14:09
7 min
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Commentaires
Gg
K Saied ne veut pas de cour Constitutionnelle...
a posté le 19-05-2025 à 16:42
L'exemple roumain lui donne raison, si on se place de son côté!
Gg
Oui, oh oui!
a posté le 19-05-2025 à 15:55
Ce qui s'est passé en Roumanie m'a aussi stupéfié, merci d'en parler.

La Roumanie a montré de facon spectaculaire ce que peuvent les institutions lorsqu'elles sont respectées par des politiciens et juristes honnêtes et courageux, et ce que peut un peuple quand il réfléchit et dit NON aux manipulations numériques et médiatiques.
C'est une lecon pour toute l'Europe, et au delà.

Et merci à vous pour vos envolées poétiques... "Aux confins de l'Europe, là où les vents des Carpates murmurent encore les récits d'un passé tourmenté, la Roumanie..."
C'est beau!