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Chroniques
Le travail est-il encore une valeur fondamentale en Tunisie ?
13/03/2014 | 16:01
5 min
Par Mourad El Hattab

Le travail est une valeur centrale du monde contemporain. L’existence d’une demande juridique du « droit au travail » en tant que garant de l’ordre social et économique témoigne de la prise de conscience de son caractère vital. Cependant, la valorisation du travail est fortement remise en cause par la précarisation des conditions des travailleurs. Il est donc utile de se demander clairement : le travail reste-t-il une des valeurs fondamentales de la société tunisienne post 14 janvier 2011 ?

Le plein emploi est un des plus vieux objectifs de chaque économie. On peut le définir comme la possibilité d'accéder à un emploi à temps plein et à durée indéterminée. Il est accompli lorsque le taux de chômage atteint moins de 5% selon les normes internationales admises dans ce domaine.

Dans le cas où on ne dépasse pas le taux de chômage frictionnel, le plein emploi est considéré comme synonyme de bonne santé de l'économie nationale, à savoir, impulsion de l’investissement, stabilité des prix, croissance, balance courante excédentaire et amélioration du niveau de vie des citoyens.

Dans une Tunisie gangrénée par un taux de chômage qui n’a cessé de s’aggraver durant les deux dernières années frôlant un taux record officiel de 15,3% à fin 2013, il reste toutefois utile de se demander : reste-t-il un espoir pour relancer le marché du travail et redonner confiance aux tunisiens dans le travail comme base de toute relance économique et émancipation sociale ?

Réalités et constat général

Le diagnostic de la situation économique de Mehdi Jomâa, chef du Gouvernement diffusé récemment dans les médias, notamment sur le travail, pose certaines questions sur la considération du travail chez les Tunisiens. Il a affirmé : « Durant ces trois dernières années, nous n’avons pas travaillé, nous n’avons pas respecté l’Etat de droit et nous n’avions pas de stratégie ».

Certes, les grèves et contestations dans divers secteurs durant les trois dernières années avaient contribué à freiner la croissance économique dans le pays mais elles n’étaient certainement pas gratuites ni infondées.

Les causes des contestations émanant de la précarité grandissante des travailleurs tunisiens sous payés et souffrant d’une cherté de prix inédite surtout durant les années troïka.
En effet, les salaires, devenus très bas par rapport au niveau de vie vu l'inflation et la dévaluation du dinar ne permettent plus aux employés tunisiens de s'adapter à la hausse incessante des prix, et une baisse grandissante de leur niveau de vie qui génère des dissensions très graves dans les structures sociales et économiques de la société, et avait abouti enfin à la crise actuelle, la plus grave sans doute de l’histoire contemporaine de la Tunisie.

La précarité a connu un développement tel qu’il a contribué à écraser une large frange de la classe ouvrière et moyenne devenues pauvres.
Le constat sans appel de Mehdi Jomâa relatif à la situation économique du pays « pire que prévue » après deux ans de « gestion » contestable des deniers publics et de dettes contractées avoisinant les 12 milliards de dinars qui n’auraient pas servi à grand-chose, son jugement avançant que les Tunisiens n’auraient pas travaillé assez, mérite d’être nuancé compte tenu de la réalité amère des conditions de travail souvent pénibles de la majorité des travailleurs en Tunisie.
Quelques remarques seraient utiles pour éclaircir la situation en Tunisie concernant le travail et les travailleurs.

Selon la Banque Mondiale, en Tunisie, le volume transactionnel du secteur informel est estimé fin 2010 à environ 38% du PIB et employant 53,5% de la main d’œuvre. L’informalité touche essentiellement les secteurs de la construction, de l’industrie, du commerce, du transport et de l’agriculture.

A cet égard, environ 73% des travailleurs non déclarés sont employés dans la construction, l’industrie manufacturière et le commerce de gros. L’économie souterraine provoque de vrais préjudices et nuit, essentiellement, aux secteurs organisés, les handicapant par une concurrence déloyale et impitoyable. A ces vrais nomades du monde du travail en Tunisie s’ajoute les travailleurs du commerce parallèle frontalier ou contrebande en nette expansion depuis le relâchement grandissant de l’Etat sous la troïka. Difficile à chiffrer, la contrebande génère un chiffre d’affaires quasiment impossible à définir et cause un manque à gagner monstre pour l’Etat en termes de recette fiscale perdue.

Un climat de travail et d’activité économique morose

Rien qu’en 2012 et d’après les résultats de l’enquête sur la compétitivité, réalisée par l’Institut de la compétitivité et des études quantitatives, ciblant un échantillon de 1.050 entreprises privées, réparties sur tout le territoire tunisien, opérant dans l’Industrie et les services et employant six personnes ou plus, l’Indicateur du climat des affaires (ICA) a montré que la perception du climat des affaires est très marquée par la corruption et l’insécurité.

Selon le Centre tunisien de veille et d'intelligence économique (CTIVE), relevant de l'Institut Arabe des Chefs d'Entreprise (IACE), les indices de confiance sectoriels ont continué leur baisse au cours du troisième trimestre 2013. En effet, l'indice du climat des affaires dans le secteur du commerce a chuté de 9,6% et celui des services a régressé de 10,2%. Il en est de même pour les indices du secteur de l'industrie (-8,8%) et du bâtiment (-6,9%).

Et pourtant, les patrons des PME n’ont cessé d’investir malgré ce climat d’affaires fortement vulnérable aux aléas de manque de visibilité politique des décideurs politiques probablement plus occupés par leurs querelles politiciennes que par l’encouragement de l’investissement.

Par ailleurs et souffrant déjà d’une hypertrophie de son propre effectif, la fonction publique serait le secteur le plus touché par la « gestion » de la troïka. En effet, condamnée à supporter tous les « recrutements » dits « partisans » et même familiaux, l’administration tunisienne a payé l’addition de l’embauche de quelques 28.000 agents majoritairement proches du parti islamiste au pouvoir et bénéficiant de l’amnistie générale ainsi que de nouveaux postes créés s’élevant à 178.000 entre 2012 et 2013 selon les chiffres de l’Institut national de la Statistique (INS) sans aucune vraie valeur ajoutée ni une quelconque utilité.

Le diagnostic qu’a fait Mehdi Jomâa de la situation économique n’était pas assez clair quant aux remèdes aux dégâts provoqués par la troïka. Quant à sa position vis-à-vis des années durant lesquelles « les Tunisiens n’ont pas travaillé assez », elle aurait due être prise en considération de la lutte quotidienne des travailleurs et des chefs d’entreprises dans le but de survivre dans un environnement hostile à la création de toute valeur ajoutée.

*Spécialiste en gestion des risques financiers
13/03/2014 | 16:01
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