Le rejet des islamistes, un fonds de commerce inépuisable
A l’actualité cette semaine, un remaniement ministériel très attendu, le congrès du parti Nidaa tenu à Sousse en présence du président de la République et du président du parti islamiste Ennahdha et le meeting tenu à Tunis de Mohsen Marzouk, co-fondateur et nouveau rival de Nidaa.
Le démarrage de la nouvelle année 2016 s’avère être assez chaotique, en parfaite continuité de l’année 2015. Vous voulez une accalmie et que l’on s’occupe des dossiers urgents que sont la sécurité, le chômage, la déliquescence de l’économie et le développement régional ? Patientez encore, nos gouvernants estiment que ce n’est pas encore le moment.
Habib Essid a enfin procédé au remaniement. A la lecture des noms et des biographies de ses différents membres, il n’y a pas vraiment de quoi être rassuré sur l’avenir à court terme du pays, tant certains ministres n’ont pas leur place dans ce gouvernement, voire sur la scène politique tout court. On se plaignait de AbdelwahebMaâtar au Commerce, on a eu Mohsen Hassen. Le premier était suspecté d’affairisme, le second collectionne les affaires foireuses et les créanciers. On se plaignait d’Ali Laârayedh, on a eu HédiMajdoub. Le premier n’a quasiment rien fait de bon à l’Intérieur, le second était son chef de cabinet.
En ménageant continuellement la chèvre et le chou, Essid donne l’impression qu’il est mou. Il a été nommé par Nidaa, Ennahdha, l’UPL et Afek et il se doit de tous les ménager. Sauf que HabibEssid n’est pas mou et ne fait que se ménager lui-même et son propre avenir. Après la Kasbah, Carthage. Les urgences nationales ? Patientez !
Samedi, la perle du Sahel accueille le premier congrès de Nidaa, avec pour invité d’honneur Béji Caïd Essebsi, accessoirement fondateur de Nidaa, mais ça il ne faut pas le dire. Outre le président, il y avait Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, chef des islamistes qu’on a invité pour prononcer une allocution à la tribune.
La foule l’applaudit et on se presse même de faire des selfies avec lui. Rached Ghannouchi, celui-là même qui était, il y a deux ans, insulté, dénigré, accusé d’être assassin-sanguinaire par ceux-là mêmes qui l’applaudissaient samedi. Cette même foule qui, il y a un an, a voté pour l’éjection des islamistes du pouvoir, appelant carrément à calquer le modèle égyptien d’Abdelfattah Sissi, mais ça il ne faut plus le dire.
On marche sur la tête ? Le président de la République appelle ça réconciliation nationale et son hôte appelle ça tactique.
Cette tactique de la réconciliation nous a même valu un Prix Nobel. Où est-ce qu’ils étaient les « nobelisés » ce samedi ? Absents ! Les quatre organisations nationales étaient absentes du premier congrès du premier parti de Tunisie. Le message est fort, mais il ne faut pas le signaler.
A l’entrée de Ghannouchi dans la salle, il y a eu des congressistes qui ont quitté la salle, mais ça les caméras se sont abstenues de le montrer.
En dépit de toute la bonne volonté conciliatrice de Béji Caïd Essebsi et de Rached Ghannouchi et de leurs messages de paix répétés, la pilule n’est pas passée. Une bonne partie des électeurs et sympathisants de Nidaa continue à s’opposer catégoriquement à cette alliance. Il y a comme une allergie et un véritable rejet des islamistes, bien que ces derniers jurent leurs grands dieux qu’ils sont devenus républicains et civils. On ne les croit pas !
Ces « islamistophobes » ont trouvé un porte-voix en la personne de Mohsen Marzouk. Hier, dimanche, il a tenu un meeting à Tunis en présence de milliers d’entre eux. Autant de personnes qui ont voté, il y a un an, pour Béji Caïd Essebsi et qui se disent aujourd’hui trompés et trahis.
Pour eux, l’alliance avec Ennahdha et son entrée au gouvernement était déjà une ligne rouge à ne pas franchir. Voir celui qu’on qualifiait de terroriste assister au congrès de Nidaa et, pire, monter sur scène prononcer une allocution, est insoutenable. Bien au-delà de ce qu’ils peuvent supporter.
Outre l’alliance avec les islamistes qu’ils rejettent catégoriquement, les « déçus de BCE » refusent que son fils Hafedh Caïd Essebsi prenne les rênes du parti. « Voir mon parti dirigé par l’ami de Chafik Jarraya et Abdelhakim Belhadj ? Non merci, ce sera sans moi ! ». Ils étaient des milliers à opposer cet argument hier au meeting de Tunis et à appeler à la création d’un parti indépendant, républicain, moderniste, laïc et anti-islamiste, sous la houlette de Mohsen Marzouk.
Va donc pour un autre parti « indépendant et républicain » au financement opaque créé de toutes pièces par l’ami de Cheikha Mooza et de la CIA, l’essentiel est qu’il soit anti-islamiste. Nidaa a été construit en 2012 sur cette doctrine et cela doit perdurer.
Au vu des dizaines de milliers de messages anti-islamistes haineux balancés ce week-end sur les réseaux sociaux, on peut dire que Mohsen Marzouk a marqué plusieurs points dans le camp de Hafedh Caïd Essebsi et de Nidaa. D’ailleurs, les flèches n’ont pas ciblé que les islamistes, elles ont également visé Béji Caïd Essebsi et on a même entendu des voix appelant à ce que l’on retire son portrait du meeting de Tunis.
Cette haine des islamistes n’est pas née du néant. Elle trouve ses origines dans les attentats terroristes des années 80 fomentés par ces mêmes islamistes qui se trouvent au pouvoir, depuis la révolution, et ceci est insupportable en soi. Les islamistes auraient pu jouer sur la mémoire faible des Tunisiens et recommencer sincèrement une nouvelle page, mais il se trouve qu’ils portent eux-mêmes une haine contre les Tunisiens modernistes, républicains et laïcs.
Cette haine a été perceptible au quotidien, depuis 2011. S’il est vrai que leurs chefs se sont « civilisés » (dans le sens devenu civil et croyant en la civilité de l’Etat) et assagis en apparence, en s’abstenant de prononcer des messages haineux à l’encontre de leurs compatriotes, il n’en est pas de même pour leurs bases et leurs leaders d’opinion. Quand on voit, pas plus tard que la semaine dernière, Mokdad Mejri lyncher médiatiquement Amel Grami et autres intellectuels, on ne saurait leur faire confiance. Quand on voit leur chaîne officiellement interdite Zitouna TV continuer à émettre et à transmettre des messages haineux, on ne saurait parler de paix et de réconciliation. Quand on voit leur « théoricien » RadwanMasmoudi multiplier en toute impunité les messages homophobes et anti-modernistes, depuis les Etats-Unis, il y a de quoi inciter à la vigilance permanente. Les chefs ont beau parler de paix, il n’y a pas de quoi être rassuré alors que les bases continuent quand même la guerre.
En voyant Rached Ghannouchi assister au congrès de Nidaa et monter sur scène, les « islamistophobes » n’y voient que la suite de la tactique de confinement de long terme, celle-là même avouée par Abdelfattah Mourou quand il a dit : « cette génération est foutue, on ne peut plus l’islamiser, on joue sur les générations futures ».
En clair, on voit en Rached Ghannouchi une sorte de caméléon qui prend les couleurs de son environnement pour pouvoir ensuite tromper son adversaire au moment opportun.
Béji Caïd Essebsi ignore-t-il cela et est-il assez naïf pour croire que les islamistes ont sincèrement abandonné leur projet d’islamisation du pays ? N’a-t-il pas, lui aussi, sa tactique et ne joue-t-il pas lui aussi une stratégie de confinement des islamistes ?
Les pros Mohsen Marzouk en doutent. En tout cas, ils rejettent la tactique du fondateur de Nidaa si jamais elle existe.
Le problème dans tout cela n’est pas le fait qu’ils ne fassent pas confiance à Béji Caïd Essebsi, mais le fait qu’ils fassent confiance à Mohsen Marzouk !
Que Mohsen Marzouk and co attaquent les islamistes, cela passe encore puisqu’ils sont en train de réagir aux attaques adverses et de chercher à protéger un mode de vie et un modèle de société. Sauf que leurs frappes sont dirigées contre leur propre camp et ceci est un gros problème puisqu’ils ne font que fragiliser les leurs au profit de leurs adversaires.
Du congrès de Sousse et du meeting de Tunis, Nidaa est sorti perdant et Mohsen Marzouk n’est pas sorti gagnant. Le camp moderniste est sorti divisé et les islamistes ne peuvent que mieux régner dans ces conditions !