Béji Caïd Essebsi, le stratège devient combinard
Par Nizar Bahloul
C’est la rentrée et elle ne risque pas d’être gaie. Du côté de la rentrée scolaire, non content d’avoir pris nos enfants en otage l’année dernière et d’avoir causé énormément de torts irrémédiables pour certains, aux élèves et aux parents, Lassâad Yaâcoubi promet une rude année scolaire 2018-2019. Merci de nous avoir prévenus. Les nantis font déjà la queue devant les écoles privées (du système tunisien, du système canadien et du système français) pour sauver leurs enfants des griffes de syndicalistes qui ne se distinguent plus que par leur égoïsme, leur anachronisme et leur bêtise.
Du côté de la rentrée politique, ce n’est guère mieux. La hache de guerre entre les Caïd Essebsi père et fils et Youssef Chahed n’est toujours pas enterrée. 16 mois que cette guerre perdure, 16 mois que l’on est en train de frapper sur Youssef Chahed pour le déloger, accusé qu’il est de ne pas avoir placé les pions des Caïd Essebsi là où ils veulent et coupable d’avoir mis Chafik Jarraya en prison.
Hafedh Caïd Essebsi se croit à la tête d’une entreprise familiale et, à ce titre, ne supporte aucune opposition de celui que son papa a nommé chef. « Le pouvoir corrompt, mais l’opposition use », a dit un jour feu Dali Jazi, ancien opposant MDS avant de devenir ministre de la Santé RCD entre 1989 et 1992. Près de 30 ans après, le constat de feu Jazi demeure valable. Béji Caïd Essebsi a été corrompu par le pouvoir, Youssef Chahed s’use de plus en plus par son rôle d’opposant malgré lui. Peut-il continuer à exercer normalement avec toute cette pression ?
Rien n’est moins sûr, et en dépit de toutes les cordes qu’il a dans son arc et des cartes qu’il peut encore jouer, Youssef Chahed ne saurait continuer encore davantage sur ce rythme. S’il reste jusqu’au mois de décembre pour achever la Loi de finances 2019, ce serait un exploit. Mais beaucoup parient sur son départ dès ce mois de septembre.
Hafedh Caïd Essebsi a juré d’avoir la peau de Youssef Chahed, depuis mai 2017, date de l’arrestation de son ami Chafik Jarraya. Tentant autant que faire se peut de rester au dessus de la mêlée, Béji Caïd Essebsi a fini par céder aux caprices de son fils et aux pressions familiales. Voire au harcèlement familial. Le nonagénaire ne peut être que dépendant de sa famille, cela va sans dire, mais il tenait tant à sortir par la grande porte, qu’on croyait qu’il pouvait vaincre et raisonner cette famille aux ambitions insensées.
Béji Caïd Essebsi est un stratège, un grand stratège et c’est pour cela qu’on a voté pour lui en 2014. En 2011, il a réussi à sortir de nulle part et à s’imposer sur une scène politique en pleine effervescence révolutionnaire. Il n’avait qu’une mission : conduire le pays aux élections. Objectif atteint avec brio.
En 2012, voyant de loin venir le danger islamiste et les dégâts que va causer la troïka au pays, il a créé un parti, alors que le pays en comptait plus de 200. En dépit de cette folle concurrence, de la cacophonie ambiante et de l’animosité déclarée du président de la République de l’époque, il a réussi à s’imposer et à rassembler des centaines de milliers autour de sa personne. On se rappelle encore comment les dirigeants d’Ennahdha et du CPR refusaient jusqu’à assister à la même émission TV qu’un membre de Nidaa à l’époque. En véritable loup politique, Béji Caïd Essebsi a vaincu toute la clique au pouvoir de l’époque et à imposer un dialogue civilisé à son ennemi Rached Ghannouchi. Stratège, il l’a été jusqu’au bout avec pour objectif réussir les élections de 2014 et déloger les islamistes et Moncef Marzouki du pouvoir.
Le pouvoir corrompt et personne n’est jamais sorti indemne du palais de Carthage. C’est une règle que Béji Caïd Essebsi s’apprête à confirmer hélas. Comme Bourguiba, comme Ben Ali, il a cédé aux injonctions familiales.
A cause de cette corruption du pouvoir, les manœuvres politiques et les stratagèmes de Béji Caïd Essebsi ne sont plus orientés vers les ennemis de la Tunisie moderne, mais vers son propre camp politique, vers celui qui a été son fils spirituel Youssef Chahed. L’intérêt du pays ? Mon fils d’abord ! L’intérêt de Nidaa ? Mon fils d’abord ! Les recommandations des partenaires étrangers ? Mon fils d’abord ! Les critiques de ses plus proches fidèles, de ses électeurs, de ses admirateurs, de ses fans ? Mon fils d’abord, vous dis-je !
De stratège, et parce qu’il est sous le joug de son fils et de sa famille, Béji Caïd Essebsi n’est plus un stratège, mais un combinard. On lui dit que Youssef Chahed est un nullard et il prend pour de l’argent comptant ce qu’on lui dit. Le dinar qui chute, l’inflation qui grimpe et la croissance qui flanche sont suffisants pour tirer à boulets rouges contre lui.
Que feriez-vous face à l’inflation galopante, la croissance stagnante et le dinar glissant ? Youssef Chahed a répondu plus d’une fois à cela, mais on a le mérite, en bons Tunisiens, de n’écouter que ce que l’on veut écouter. La Tunisie, forte de son assistanat social depuis six décennies, a besoin de réformes structurelles profondes qui font mal. Alors qu’on a besoin d’une opération chirurgicale, on est en train de lui administrer de l’aspirine et du paracétamol.
Youssef Chahed a décidé d’entamer cette opération dont le résultat exige des délais incompressibles. Quand un analyste présente ce type de réponse, il est qualifié de laudateur, de brosse à reluire, et de soutien aveugle au chef du gouvernement. Soit ! Mais répondez à la question svp, que feriez-vous à sa place ?
La Tunisie n’est pas un cas isolé et son économie malade n’a rien d’exceptionnel. Son remède, non plus, n’a rien d’exceptionnel : l’opération chirurgicale est impérative et inévitable. Tôt ou tard, avec ou sans Youssef Chahed, elle la subira. La Tunisie prendra la même route que la Grèce et l’Argentine et aura son plan d’austérité. Après 8 ans de douloureuses réformes et sacrifices, la Grèce commence à sortir sa tête de l’eau. L’Argentine (dont le peso a perdu 50% de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année et dont la Banque centrale a dû remonter son taux directeur à 60 %) vient d’entamer ce plan. Limoger Youssef Chahed ne signifiera pas annuler ce plan, cela signifie qu’on ne fait que le reculer. Mais tôt ou tard, on le subira, car la Tunisie ne peut plus vivre avec du carburant subventionné, de l’évasion fiscale, de commerce informel, des entreprises publiques déficitaires ou monopolistiques et, surtout, de corruption.
Qui va pâtir le plus de ces réformes douloureuses ? Les citoyens ? C’est inévitable. Mais ceux qui paieront la facture la plus chère sont ceux-là mêmes qui bénéficient le plus de cette situation, à savoir les corrompus, les contrebandiers et les syndicats. Et ce sont eux qui bloquent le plus les réformes.
Youssef Chahed partira avant la fin de l’année, soit. Qu’il parte. L’un de ses successeurs (en 2019, 2020 probablement) va devoir relancer le chantier et poursuivre les réformes qu’il a déjà entreprises.
Quant à son successeur immédiat, que va-t-il faire ? Rien ! Les élections auront lieu dans 13 mois, l’année 2019 sera consacrée exclusivement aux élections et à la campagne et il n’aura pas le temps matériel d’entreprendre ou de décider quoi que ce soit. Il sera l’otage de ceux qui vont le nommer puisque l’une des exigences de Carthage 2 est que le nouveau chef du gouvernement obtienne l’aval de toutes les parties : Utica, UGTT, UNFT et partis. A l’exception de l’Utica, aucune des parties et aucun des partis autour de la table ne veut entamer un plan d’austérité, capable de sauver le pays. Aucun ! L’Utica a déjà payé, énormément payé, pour l’économie du pays et tient à ce que les autres mettent la main à la poche. L’UGTT ne veut pas entendre parler de privatisation d’entreprises publiques et certainement pas de surseoir les augmentations de salaires. El Massar ? Ils ne sont que quelques dizaines et ont déjà du mal à s’entendre et à suivre les directives de leur secrétaire général Samir Taïeb à qui ils ont tourné le dos. L’UPL ? Ses déboires judiciaires auraient dû l’exclure de ce pacte. Que reste-il ? Nidaa de Hafedh Caïd Essebsi et Ennahdha des islamistes ? Voilà où va mener la stratégie de Béji Caïd Essebsi : nommer un chef du gouvernement aux ordres de Hafedh Caïd Essebsi et de Rached Ghannouchi.
Que va-t-il se passer maintenant ? Bientôt dans vos journaux, vous allez lire que Chafik Jarraya a été libéré, que Borhen Bsaïes est blanchi, que le dossier Khaled Kaddour est classé, que Hechmi Hemidi n’a pas de Rolex et que Lotfi Brahem est le meilleur ministre de l’Intérieur que la Tunisie a connu. On va vous annoncer que de nouveaux billets vont être mis en circulation (peut-être même une nouvelle monnaie) sans vous dire que la planche à billets va marcher 24/7. Il est possible que l’on vous annonce que Caïd Essebsi sera candidat à la présidentielle de 2019 (si ce n’est pas le père, ce sera le fils) au cas où on ne vous aurait pas dit que ces élections ont été reportées à une date ultérieure, car la situation du pays ne supporte pas maintenant leur organisation. Quant aux réformes structurelles et le plan d’austérité, plus personne ne va vous en parler à part quelques économistes et médias inaudibles.
Quand on planifie pour arriver à tout cela, on ne s’appelle pas stratège, on s’appelle combinard. Quand on pense aux prochaines élections, on ne s’appelle plus homme d’Etat, on s’appelle homme politique. Mais quand on pense aux prochaines élections pour son fils, on est tout juste un piètre homme politique. Béji Caïd Essebsi, quatre ans après votre élection, vous ne faites que nous décevoir, tout comme n’importe quel corrompu qu’il soit corrompu par le fric ou par le pouvoir !